« Nous ne travaillons pas à la STIB pour exposer des gens au coronavirus »

Depuis ce lundi, des chauffeurs de la STIB refusent de conduire leur véhicule. Quand on voit les images de trams et de bus bondés, on comprend mieux pourquoi ils veulent agir contre la propagation du coronavirus. Mais leur direction et le gouvernement régional tentent de faire passer ces conducteurs pour des « irresponsables ». Solidaire a rencontré une conductrice de bus et un conducteur de tram afin d’y voir clair.

« Durant le confinement, le bus était nettoyé au dépôt. Mais la firme extérieure que la direction de la STIB avait engagée ne travaille plus pour nous. C’est à nous, les chauffeurs, de nettoyer les barres, les boutons, etc. du bus, en plus de notre poste de travail. » Lorsque Isabelle* commence à expliquer les raisons qui poussent beaucoup de conducteurs de la STIB à refuser de faire rouler leur tram ou leur bus, il faut s’accrocher tant la liste est aussi longue que le débit est rapide.« Ce mercredi, alors que la Première ministre insistait sur le 1m50 à respecter partout – et elle a raison – on nous demandait de conduire des bus et des trams bondés. C’est totalement absurde ! » « Durant le confinement, nous prenions notre bus au dépôt, et nous le ramenions au dépôt. Maintenant, on doit souvent prendre nous-mêmes un bus, un tram ou le métro pour prendre notre service à un arrêt. Donc, on doit prendre des bus ou des trams bondés, s’exposer fortement au virus, pour aller travailler... » Bref, celle qui a plus de 10 ans de service dans les transports publics bruxellois a beaucoup de choses sur le coeur. Comme ses collègues.

« Le bus est arrivé, bondé. J’ai préféré faire le trajet à pied... »

Jean-Marie est conducteur de tram. Après lui avoir confié ce que venait de nous dire Isabelle, il réagit : « Je la rejoins totalement, nous vivons la même chose dans les trams. Dans les nouveaux trams, il y a des parois d’isolation, donc le conducteur est protégé. Mais dans les trams plus anciens, c’est plus compliqué d’isoler le poste de conduite... Et les gens, eux, sont en danger que ce soit dans les nouveaux ou les anciens trams... »

Tous deux ne travaillent pas cette semaine. « Le premier jour de déconfinement, je suis allé à la gare du Midi pour prendre un bus afin de rejoindre mon dépôt, continue Jean-Marie. Quand le bus est arrivé, il était bondé. La moitié des gens ne portait pas de masque. J’ai préféré faire le trajet à pied. Et quand je suis arrivé, j’ai dit que je ne conduirais pas mon tram dans ces conditions. Je ne travaille pas à la STIB pour exposer des gens au coronavirus. »

Le conducteur de tram est père de famille, et inquiet pour ses enfants. »Ma fille devait reprendre l’école. Cette dernière était préparée, les mesures de sécurité bien mises en place. Mais nous avons refusé qu’elle y aille, alors que ça lui aurait fait un bien fou... Pourquoi ? Parce qu’elle doit prendre les transports en commun pendant 45’ pour se rendre à l’école. » Sa collègue ne dit pas autre chose, confirmant que l’inquiétude est grande chez énormément de « Stibars » : « Je suis mère de plusieurs enfants. Je n’ai pas envie d’amener le virus à la maison à cause d’une gestion catastrophique de la crise de la part de nos décideurs qui met en danger tout le monde, travailleurs de la Stib et usagers. Il faut bien se rendre compte que quand un bus roule toute kla journée sans rentrer au dépôt, il n’est pas désinfecté entre 4h du matin et minuit... »

Droit de retrait... du code 51

Isabelle et Jean-Marie veulent exercer leur droit de retrait, un dispositif gravé dans la Constitution qui prévoit qu’un travailleur peut quitter son poste en cas de danger (voir encadré plus bas). Mais la direction de la STIB ne l’entend pas ainsi et refuse ce droit aux travailleurs. « La direction nous met en “code 51”, c’est à dire en absence injustifiée. Or, après trois codes 51, on risque le licenciement. Ce que la direction oublie de dire aux travailleurs qu’elle menace, c’est que pour invoquer le code 51, il faut que le travailleur ne se présente pas à son lieu de travail. Or, nous, on se rend chaque jour au dépôt pour montrer que nous sommes là mais que nous refusons de mettre tout le monde en danger en conduisant les gens dans des conditions inacceptables », explique la conductrice de bus.

Une direction qui peut compter sur le soutien actif de la ministre écologiste bruxelloise Elke Van den Brandt (Groen) qui a déclaré à RTL ce vendredi matin : « Ce sont des actions sauvages. Ils ne sont donc pas payés. » Réponse de Jean-Marie : « Ce déconfinement sauvage dans les transports en commun bruxellois est un crime. On tente d’opposer travailleurs et usagers de la STIB. Mais c’est aussi pour eux que nous nous battons ! Quand certaines personnes disent dans les journaux qu’on se bat pour notre confort, c’est à hurler (de rire et de rage) : moi, je suis assez bien protégé dans ma cabine. Je travaille dans un dépôt où il y a de nombreux vieux trams. La société de nettoyage termine sa journée à 17h. Mais il y a encore des trams qui entrent et qui sortent du dépôt après cette heure-là. Ceux-là ne sont donc pas nettoyés. La cabine est désinfectée par le conducteur mais le reste du tram, non. Sur une journée, vous imaginez le nombre de personnes malades qui peuvent contaminer les autres ? Je refuse de mettre des milliers de gens en danger chaque jour parce que nos dirigeants sont inconscients. »

« Ne parlons même pas des masques, ça me déprime »

« De très nombreux spécialistes disent que s’il y a une deuxième vague, elle viendra des transports en commun, continue Jean-Marie. Dans la plupart des endroits en Europe, les autorités ont mis en place des contrôles, des mesures radicales, pour prévenir le risque. Il n’y a qu’à Bruxelles que ce n’est pas le cas. A Paris par exemple, des masques sont distribués gratuitement. C’est du bon sens. Chez nous, ne parlons même pas des masques, ça me déprime. » Lui comme elle n’en reviennent pas de la particularité des transports en commun bruxellois. « Vous vous rendez compte que De Lijn et le TEC limitent le nombre de voyageurs ? Si eux le font, pourquoi pas nous ? C’est absurde. Et criminel. » Surtout quand on sait qu’il y a des quotas dans les magasins, dans les écoles... bref, un peu partout sauf dans les transports en commun bruxellois...

L’importance des transports en commun dans la propagation ou la non-propagation du virus est prouvée. Une étude scientifique américaine démontre que le métro de New York été l’un des principaux, voire le premier vecteur de diffusion de l’épidémie dans la ville (lire notre article). Dans leur étude, les scientifiques américains formulent des recommandations pour le personnel du transport public : des tests systématiques et fréquents, une adaptation du travail dans les véhicules, les dépôts et les stations pour respecter les normes de sécurité et du matériel de protection (masques) et de désinfection, puisqu’ils sont et seront en première ligne face au virus. Des recommandations valables, et urgentes, pour Bruxelles...

« Une infirmière se sentait plus en danger dans mon tram que dans son hôpital... »

Le ton de la voix de Jean-Marie trahit sa colère, ou sa tristesse. Ou les deux. « Un épisode m’a marqué récemment. Durant le confinement, alors que je travaillais tard, une infirmière qui sortait de son hôpital est entrée dans mon tram. Elle s’est collée contre la paroi de protection entre elle et moi, tremblant de peur. Elle avait remarqué que de très nombreux voyageurs ne portaient pas de masque, que le tram était sale, bref, qu’elle était à la merci du virus... Elle se sentait plus en insécurité dans mon tram que dans son hôpital !

« C’est ensemble qu’on arrivera à vaincre le virus »

Isabelle rappelle les revendications de celles et ceux qui se présentent comme le « collectif des 1 000 conducteurs de la STIB » : « Nous voulons des choses concrètes pour notre santé et celle des usagers : le respect de la distance entre les usagers, la limitation du nombre de passagers, un service qui commence et se termine au dépôt et la suppression du service coupé qui nous fait bosser quelques heures tôt le matin puis quelques heures de pause avant de reprendre quelques heures de boulot. Cela multiplie les trajets inutilement, et donc les risques. »

Avant de raccrocher, elle formule une demande : « Surtout, il faut dire que nous nous battons pour la sécurité de toutes et tous. C’est ensemble qu’on arrivera à vaincre le virus. Si on se divise, on est foutu... »