« C’est par le travail que l’on construit la société dans laquelle on se trouve »

Michele De Palma est le secrétaire général de la FIOM-CGIL, le syndicat des métallos italiens. Lors de la dernière édition de ManiFiesta, la députée ouvrière du PTB Nadia Moscufo a sorti son enregistreur pour lʼinterviewer sur la situation et les combats à mener en Italie – et ailleurs.

« Aujourd’hui, plus de 50 % des citoyens italiens ne se rendent pas aux urnes. Mais la question qui est celle qui décide du sort de la démocratie en Europe a été complètement perdue de vue. On voit aujourd’hui le retour sur le devant de la scène de l’opposition entre le capital et le travail. Mais le capital n’a plus aucun garde-fou.

Aujourd’hui, certains PDG sont plus puissant que les dirigeants nationaux, parce qu’ils disposent d’un pouvoir économique, d’un pouvoir d’information qui, pour citer Gramsci, peut déterminer une hégémonie dans la société. »

Difficile de discuter avec un dirigeant syndical de gauche italien sans quʼil parle dʼun des plus importants intellectuels de son pays, mort dans les prisons des fascistes après avoir fondé le Parti communiste italien (PCI)… Un PCI aujourdʼhui disparu mais qui a longtemps accompagné la confédération générale italienne du travail (CGIL), dont la FIOM est la centrale de la métallurgie. « Lorsqu’il parlait des intellectuels, Gramsci disait des capitalistes qu’ils pouvaient construire l’hégémonie et c’est exactement ce qui se passe en ce moment. Je suis donc très impressionné par un parti comme le PTB car, comme l’a dit votre président Raoul Hedebouw lors de son discours, ce festival représente la société que nous voulons construire. C’est-à-dire une société qui met le travail au centre. En se promenant, on voit des gens, des hommes, des femmes d’origines, d’histoires, de religions complètement différentes. J’ai été frappé par le fait que le PTB arrive à réunir une telle diversité et toutes les organisations syndicales de Belgique. » Pour parler de tout ça, qui de mieux placée que Nadia Moscufo, caissière pendant plus de 20 ans chez Aldi et déléguée syndicale, aujourdʼhui membre du bureau du PTB ? Magnéto.

Quels sont les enjeux auxquels sont confrontés les syndicats en Italie ?

Michele De Palma. Lorsqu’il existait un parti de masse en relation avec les travailleurs (le PCI, NdlR), l’ouvrier entrait dans l’usine, devenait communiste et adhérait à la CGIL ou à la FIOM. Aujourd’hui, les travailleurs qui entrent à l’usine n’ont plus ce point de départ politique.

Le syndicat a donc aujourd’hui une responsabilité supplémentaire : en l’absence dʼun parti relayant les intérêts de la classe travailleuse, nous devons aujourdʼhui jouer ce rôle politique aussi et avoir une analyse globale. Peut-on être solidaire si l’on signe des accords qui ferment une usine pour en sauver une autre ?

En Belgique, la droite et ses alliés reprochent aux syndicats de soi-disant sortir de leur rôle en faisant de la politique. Et chez vous ?

Michele De Palma. Bien sûr. Le secrétaire général de la CGIL Maurizio Landini est identifié comme le chef de l’opposition au gouvernement dʼextrême droite. Le fait que le syndicat ne s’occupe pas uniquement des questions de travail est logique. Mais la droite et lʼextrême droite aimeraient nous enfermer dans un espace corporatiste. Si vous en sortez, vous êtes attaqué parce qu’ils vous accusent de faire de la politique. Mais un syndicat ne peut pas ne pas faire de politique. Nous travaillons à la construction d’une autre société. Lors d’une assemblée de la FIOM à Naples, nous avons dit que l’acte le plus politique d’une personne dans la vie n’est pas tant de voter que de travailler. Car c’est par le travail que l’on construit la société dans laquelle on se trouve. Nous sommes dans une situation compliquée, mais nous essayons d’aller de l’avant.

Vous évoquez le gouvernement de Georgia Meloni, Première ministre d’extrême droite. Comment un syndicat peut-il lutter contre un tel pouvoir ?

Michele De Palma. Il faut toujours du pain et des roses. Mais il n’y a pas de pain sans roses et il n’y a pas de roses sans pain. C’est pour- quoi, face au manque de forces démocratiques à même de diriger la société pour et avec la classe travailleuse, nous avons par exemple établi un protocole avec l’Association nationale des partisans italiens (ANPI) pour créer des cercles antifascistes sur les lieux de travail.

Meloni et ses alliés veulent instaurer un régime où quelques personnes votent, mais une personne décide pour tout le monde. La démocratie, en revanche, c’est prendre la responsabilité de gouverner par la majorité.

Comment faire ?

Michele De Palma. Reprendre les choses à la base : faire comprendre aux gens que ce n’est qu’en s’unissant avec d’autres qu’ils pourront améliorer leur condition. Reconstruire une conscience de classe chez les travailleurs. Je dis cela en ayant la responsabilité d’un syndicat qui représente plus de 50 % des travailleurs de la métallurgie en Italie…

Un des problèmes aujourd’hui est que les entreprises ont le pouvoir et qu’elles lʼexercent dans une relation directe avec les travailleurs individuels. Que faisons-nous donc ? Premièrement, nous créons des délégations syndicales dans les entreprises pour qu’elles mènent des négociations de second niveau. Les travailleurs se syndiquent, ils élisent des délégués et des négociations de deuxième niveau sont menées – c’est-à-dire des négociations d’entreprise qui permettent d’aller plus loin que la convention sectorielle nationale.

En Italie, nous avons deux niveaux de négociation. Le niveau national et le niveau sectoriel. Le contrat national s’applique en principe à tout le monde. L’entreprise peut s’en écarter et on peut arracher un meilleur accord. C’est ce qu’on appelle un accord de proximité. Notre approche est de négocier en entreprise pour obtenir mieux que ce qui est prévu au niveau national.

Vous utilisez aussi la méthode des référendums… Pouvez-vous nous expliquer ce système ?

Michele De Palma. La Constitution italienne permet de faire des référendums pour supprimer des lois. En travaillant dans les entreprises, notamment via des assemblées, la CGIL et la FIOM ont récolté 1 000 000 de signatures afin d’organiser des référendums pour supprimer quatre lois qui ont précarisé le travail en Italie ces dernières années et qui concernent des choses comme la sous- traitance, les contrats précaires et la santé au travail. La Cour constitutionnelle doit maintenant examiner et valider nos demandes. Une fois que ce sera fait, nous pourrons organiser des mobilisations dans tout le pays pour mettre la pression et faire supprimer ces lois.

Dans le même temps, nous mobilisons les travailleurs contre une modification de la Constitution que le gouvernement Meloni veut faire passer pour introduire une « autonomie différenciée » entre les Régions. C’est une sorte de fédéralisme, qui permettrait d’avoir des différences entre Régions sur toute une série de domaines essentiels, comme la santé. Nous voulons obliger le gouvernement à soumettre cette modification de la Constitution au vote des citoyens à travers un référendum. C’est l’union de tous les instruments dont nous disposons pour restaurer le pouvoir démocratique des travailleurs : le référendum, la grève, les manifestations. Dans une phase de crise de la démocratie, on ne peut pas dire : « Ah mince, il y a des fascistes, ça fait peur. » Non, il faut pratiquer la démocratie. C’est notre façon de sortir les travailleurs du filet des fascistes en disant : « Vous avez le pouvoir de décider, le Premier ministre ne peut pas décider à votre place. »

Il ne faut donc jamais se résigner…

Michele De Palma. Exactement, il faut arrêter de se lamenter. On n’a plus le temps pour ça. Basta, ça suffit. On doit donner aux gens une vision d’avenir.

Vous avez participé à une rencontre autour de l’industrie européenne. Que propose la FIOM pour cet enjeu majeur ?

Michele De Palma. Le problème principal aujourd’hui, c’est que nous négocions des contrats à lʼéchelle nationale dans un contexte européen de crise de l’industrie. Mais cette crise ne concerne pas les PDG ou les actionnaires. C’est une crise qui concerne les travailleurs de l’industrie. Quand je regarde les bilans des multinationales et des grosses boîtes, je vois qu’il y a toujours de très gros bénéfices. Pour payer le salaire du PDG de Stellantis (géant de lʼautomobile qui regroupe Peugeot, Fiat, Opel, etc. NdlR), 1 000 métallurgistes doivent travailler pendant un mois. Et il se plaint de la crise, de la transition, etc.

Pendant ce temps-là, les travailleurs sont soit obligés de travailler dur lorsqu’il y a de la demande, soit laissés au chômage économique lorsqu’il y a une baisse de la production. Ce qui se passe chez Audi à Bruxelles n’est donc pas seulement un problème belge. Ce qui se passe là-bas se passe dans tous les grands groupes européens.

Cela oblige les syndicats européens à réfléchir et à se coordonner au niveau international pour faire face non seulement aux gouvernements nationaux, mais aussi à la Commission européenne et aux multinationales. Nous ne pouvons plus nous contenter d’être des syndicats nationaux. Nous devons être une force européenne.

Car si les multinationales peuvent jouer sur un vaste échiquier et mettre les travailleurs en opposition, en contradiction, le seul moyen dont nous disposons est d’établir des objectifs communs. Ce nʼest évidemment pas simple. Le problème n’est pas de réunir les équipes de direction, mais de réunir les délégués et les travailleurs des différentes usines.

En parlant d’Europe, que pensez-vous de la réélection de la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen ?

Michele De Palma. Cʼest une tentative désespérée de défendre un monde dépassé. La politique doit changer. Cela signifie des investissements industriels pour construire une coopération européenne en matière d’investissements. Avec comme règle que si l’on reçoit de l’argent public, on ne peut pas licencier. Nous ne pouvons pas continuer à donner de l’argent public issu de nos impôts sans garanties d’investissement et d’emploi. L’Europe risque de devenir un endroit où les multinationales, par exemple dans l’automobile, produisent ailleurs et demandent ensuite de l’argent pour que les gens puissent acheter des voitures. Ainsi, une multinationale prend l’argent des réductions de cotisations sociales, l’argent pour la recherche et le développement, l’argent pour vendre les voitures, mais ensuite s’en va fabriquer en dehors de l’Europe et les travailleurs européens ne sont plus en mesure d’acheter ce qu’ils produisent. Ce qui entraînerait l’effondrement du système européen.

Pour finir, un petit mot sur votre expérience à ManiFiesta, la plus grande fête de la solidarité du pays ?

Michele De Palma. C’est devenu un peu un rendez-vous syndical incontournable pour les forces progressistes européennes. On ne Si l’on reçoit de l’argent public, on ne peut pas licencier. Nous ne pouvons pas continuer à donner de l’argent public sans garanties d’investissement et d’emploi retrouve pour le moment ce genre de rendez- vous nulle part ailleurs, avec cette présence si forte des syndicats et avec cet esprit internationaliste. L’année dernière, Chris Smalls, qui a créé le premier syndicat chez Amazon, était présent. Cette année, il y avait Irvin Jim dʼAfrique du Sud, Shawn Fain du secteur auto- mobile des États-Unis… Le fait que, chaque année, il y ait un regard hors d’Europe sur ce qui se passe dans le monde du travail, sur les expériences importantes de l’année précédente, que nous soyons ici ensemble, est un vraiment important.