S’enrichir sur le dos des pauvres

Bruxelles-Capitale est la troisième région la plus riche d’Europe. Pourtant, le docteur Claire Geraets a vu la pauvreté augmenter au fil des années. Députée PTB au Parlement bruxellois depuis 2014, Claire Geraets vient d’interpeller des ministres bruxellois car il n’existe toujours pas de plan de lutte contre la pauvreté. Interview d’une femme en colère.

La question de la pauvreté vous tient particulièrement à cœur...

Claire Geraets. C’est évident. J’ai commencé mes études de médecine pour aider les gens. Et donc, quand je vois l’évolution de ces dernières années, ça me fait mal. On parle de 400 000 personnes à Bruxelles qui vivent sous le risque de pauvreté. Et quand je vois que Pascal Smet et Céline Fremault (respectivement ministre de la Mobilité sp.a et ministre du Logement cdH, NdlR), avec leur salaire de 10 000 euros par mois, n’ont même pas fait de plan de lutte contre la pauvreté… C’est un peu comme la ministre flamande de la Lutte contre la pauvreté, Liesbeth Homans (N-VA), qui ne connaissait même pas ses propres chiffres. Personne ne croit encore qu’elle arriver à diminuer la pauvreté. On se demande si elle le veut vraiment...

Or toutes ces personnes précarisées ne sont pas des statistiques. En tant que médecin, je rencontre ces adultes et enfants dans leur quotidien. Heureusement que nous offrons des soins de santé gratuits à Médecine pour le Peuple, sinon je suis sûre qu’une partie de nos patients ne viendraient pas se faire soigner par manque d’argent.

Quelle est l’ampleur du problème ?

Claire Geraets. J’ai encore vu un exemple concret tout récemment : une mère me confie qu’elle a 5 euros par jour pour nourrir ses trois enfants. Elle doit alors faire des choix au quotidien. Il y a des enfants qui ont des difficultés à se concentrer en classe car ils ont faim. Des enseignants achètent du pain de leur propre poche parce des enfants arrivent à l’école sans tartines. Est-ce normal ? En Belgique ? Au lieu d’offrir des repas à 1 euro pour un nombre ridiculement bas d’enfants, la ministre Liesbeth Homans devrait plutôt s’inspirer de la Finlande. Les repas chauds à midi y sont gratuits, pour tous, sans distinction. Voilà comment une société moderne et développée devrait régler cette affaire.

Quelles sont les causes de cette augmentation de la pauvreté ?

Claire Geraets. Les familles souffrent des politiques d’austérité à tous les niveaux depuis 2008. Les salaires n’ont plus augmenté mais les loyers et les factures d’eau et d’énergie, oui. A Bruxelles, 26 000 familles ne savent plus payer leur facture d’eau. En Flandre, ce sont 43 000 familles. On a coupé l’eau à plus 1 900 familles bruxelloises et à autant de familles anversoises. Comment faire avec des enfants en bas âge ? A Bruxelles, une personne sur 5 cherche un emploi. Les politiques de chasse aux chômeurs et les exclusions ont plus touché les Bruxellois. Où plutôt les Bruxelloises. On a supprimé des compléments de chômage pour les temps partiels. Ce sont surtout les femmes qui ont été touchées par cette dernière mesure. Et pas qu’à Bruxelles. Il y a 55 000 femmes en plus sous le seuil de pauvreté en Belgique ! Conséquence de tout ça ? Un demandeur d’emploi sur trois ne touche plus de chômage. Les demandes d’allocations sociales explosent.¹

Et donc aussi le nombre de sans-abris…

Claire Geraets. Et pas un peu... Chaque année, il y a 100 sans-abris en plus. On est à 3 386 personnes sans domicile fixe en Région de Bruxelles-Capitale, dont 1 500 à Bruxelles-Ville même. C’est aussi la conséquence de la concurrence que les villes se font. Chaque ville veut être la plus attractive, attirer les touristes. Et les sans-abris et mendiants ne font pas partie de cette « vitrine ». A Charleroi, on a voulu introduire un règlement « anti-mendicité ». A Liège, on a essayé de « répartir » les SDF. A Anvers, la police confisque « temporairement » l’argent des gens obligés de mendier. Et Bruges met les SDF « non-brugeois » dans le train vers Bruxelles. Au lieu de chasser les sans-abris, ils feraient mieux de chasser le sans-abrisme… Une deuxième raison de l’augmentation des inégalités et de la pauvreté sont les coupes dans les services publics, et leur privatisation.

Quelle est la responsabilité des services publics ?

Claire Geraets. Les services publics ont autant d’impact sur la pauvreté que nos salaires : les prix des transports qui augmentent, les frais scolaires, etc. Mais aussi la crèche ou le home privé qu’on doit payer cher par manque de places dans des crèches ou homes publics. Tous ces services publics sont une forme de salaire indirect. Quand vous ne devez pas payer le coût réel de l’école ou du bus, c’est du pouvoir d’achat collectif en plus.

Nos services publics sont aussi menacés par la privatisation et la marchandisation du secteur social. A Bruxelles, de plus en plus de services publics sont transformés en ASBL. Certaines publiques, d’autres privées. Des crèches, des homes publics, des piscines… Le fameux Samusocial, pourtant financé à 98 % par des subsides publics, était considérée comme une ASBL « privée ». Yvan Mayeur l’a fait pour éviter le contrôle de la Région. Cela permettait aussi de se payer des jetons de présence bien élevés en dépassant le plafond maximal légal qu’un bourgmestre peut toucher.

A Anvers, les soins d’urgence pour les sans-abris sont devenus un marché lucratif. Alors qu’avant, c’étaient des ASBL qui s’en chargeaient, maintenant Bart De Wever (N-VA) a décidé qu’il allait ouvrir un marché public auquel des multinationales comme G4S ou Sodexho peuvent participer. Ces sociétés se font des bénéfices sur le dos des sans-abris et avec l’argent du contribuable. Heureusement qu’à Anvers, l’associatif et le PTB se sont mobilisés et ont pu empêcher qu’une firme comme G4S qu’obtienne ce marché public.

Quelles sont les solutions pour combattre la pauvreté ?

Claire Geraets. Une revendication de base est d’augmenter tous les revenus et allocations au-dessus du seuil de pauvreté. Il vaut mieux investir des milliards contre la pauvreté que dans des avions de guerre. Mais à Bruxelles, ça ne suffira pas. Les associations de lutte contre la pauvreté estiment que les politiques de logement sont coresponsables de la pauvreté et des sans-abris. Quand on vit avec une allocation sociale de 890 euros par mois, ou avec un salaire de caissière à temps partiel, c’est dur de trouver un logement décent sur le marché privé. Ma collègue députée PTB Mathilde El Bakri a donc introduit une proposition au Parlement bruxellois pour baisser les loyers du privé. On veut plafonner les loyers à des prix raisonnables, basés sur des critères objectifs. Si c’est possible à Amsterdam, Berlin et Paris, pourquoi pas à Bruxelles ?

Les alternatives au marché privé n’en sont pas vraiment… A Bruxelles, le CPAS est propriétaire de presque 2 000 logements. Le CPAS y applique la règle qu’un loyer ne peut pas dépasser 30 ou 40 % de ses revenus. Mais les loyers qu’ils appliquent sont bien plus élevés que ces 30 à 40 % d’une allocation sociale. Bref, leurs propres logements sont inaccessibles à leurs allocataires.

Et, pour les logements sociaux, il y a une liste d’attente de 44 000 familles en 10 ans. La Région en construit à peine une centaine par an. A ce rythme-là, il faudrait 420 ans pour vider cette liste d’attente.

C’est la conséquence du laissez-faire libéral des socialistes depuis les vingt années où ils sont au pouvoir à la Région et à Bruxelles-ville. Ils ont préféré se limiter à une politique « sparadrap » pour les sans-abris au lieu de s’attaquer à la racine.

Une politique sparadrap ?

Claire Geraets. L’aide d’urgence du Samusocial est importante, bien sûr. Mais, sans solutions structurelles, ses capacités ne font pas le poids face au nombre croissant de sans-abris. Leurs trois centres comptent moins de 500 lits. En hiver, le fameux « Plan Hiver » permet d’accueillir 1 000 personnes la nuit. Mais sur 3 386 sans-abris, c’est trop peu. Donc, chapeau à tous ces travailleurs et bénévoles qui y travaillent chaque jour dans des conditions difficiles. Qui servent à manger dans les gares, qui apportent des vêtements chauds, ou des matelas. Ou qui offrent la possibilité de se laver, comme l’association DoucheFlux. Heureusement qu’il y a aussi ces réseaux comme LaStrada, ou le Front commun des SDF qui portent la voix et les intérêts des personnes sans-abris.

Mais, soyons clairs, ce sont les autorités publiques qui sont responsables de trouver les moyens pour mener une politique ambitieuse. Une politique qui ne se limite pas à l’urgence, mais une politique qui sort les sans-abris de la rue.

Depuis 2015, il y a une tentative modeste avec « Housing First », qui offre un hébergement immédiat à des jeunes (de 18 à 25 ans), avec un accompagnement social. C’est prometteur, mais il ne s’agit que de quelques places… Et c’est déjà trop tard pour intervenir, quand ces jeunes vivent déjà dans la rue. Il faut éviter cela et garantir des loyers abordables pour qu’ils ne se retrouvent pas à la rue...

1. + 62 % entre 2005 et 2015, « Les budget des CPAS flambent », Le Soir, 11 janvier 2017

Pour retrouver tous les chiffres de la pauvreté à Bruxelles : http://www.observatbru.be

Le scandale du Samusocial : des Robins des bois à l’envers…

Claire Geraets. Le bourgmestre Yvan Mayeur et la présidente du CPAS Pascale Peraïta ont touché chacun 111 000 euros depuis 8 ans pour des réunions fantômes. Alors qu’ils gagnent déjà très bien leur vie avec des salaires de 150 000 voire 200 000 euros. Tout ça aurait pu être évité avec la proposition avancée par le PTB : publication de la totalité des mandats et rémunérations publics et privés. Notre proposition ne coûte rien, est rapide et efficace. Cela aurait permis déjà de détecter les rémunérations indécentes en 2008, quand ça a débuté.

Les partis traditionnels se sont avérés incapables de s’autocontrôler. C’est pour ça que le PTB veut ouvrir ces conseils d’administration aux représentants des usagers, des associations et du personnel. Comme cela existe déjà au Québec. C’est la seule garantie qu’il y ait un réel contrôle externe. La seule façon de garantir que les subsides soient dépensés pour les gens et non au profit de quelques-uns qui n’en ont pas du tout besoin…

Article publié dans le mensuel Solidaire de juillet 2017. Abonnement.