Francesca Albanese : « Israël impose une punition collective aux Palestiniens »

Si les pays occidentaux ont réagi de manière très forte à l’invasion russe en Ukraine, cela fait plus de 50 ans qu’ils restent immobiles face au traitement tout aussi injustifiable du peuple palestinien par l’État d’Israël. Deux poids, deux mesures ? Une spécialiste internationale de cette question nous éclaire.

Quelques semaines après un nouvel assassinat de journaliste par l’armée israélienne, Shireen Abu Akleh, tuée de sang-froid parce qu’elle faisait son travail, nous avons rencontré Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale sur la Palestine pour les Nations Unies (ONU). Elle revient pour nous sur les enjeux de l’occupation israélienne et l’importance de la mobilisation pour les droits des Palestiniens.

Vous êtes rapporteuse spéciale sur la Palestine pour l’ONU, en quoi consiste cette fonction ?

Francesca Albanese. Aux Nations Unies, il y a une cinquantaine de rapporteurs spéciaux. Ce sont des experts dans un domaine, et leur fonction est de mettre la lumière soit sur la situation des droits de l’homme dans un certain pays, soit sur un thème particulier, comme le droit à l’alimentation, à l’eau, ou encore la question de l’albinisme.

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Dans mon cas, je touche au cœur de la question Israël – Palestine. Mon mandat a également des limites assez importantes d’un point de vue territorial, je m’occupe seulement du territoire palestinien qu’Israël a occupé depuis 1967. Mon rôle est donc de présenter un rapport, chaque année, au Conseil des droits de l’homme et à l’Assemblée générale, et aussi de m’engager sur toutes les questions concernant l’amélioration des droits de l’homme sur le territoire palestinien occupé.

Suite à l’assassinat de Shireen Abu Akleh, on a vu qu’il y avait des positions tranchées de part et d’autre concernant le responsable de ce meurtre. Selon vous, est-il possible de réaliser une enquête équitable ?

Francesca Albanese. Je pense que oui. Il n’y a pas que des Palestiniens qui désirent cette enquête, il y a aussi beaucoup d’Israéliens. Par exemple, j’ai reçu une lettre signée par 60 Israéliens me demandant de faire une enquête, et cela m’a beaucoup touché car cela prouve que la société israélienne est consciente de l’oppression qui se passe. Même si on arrive à mener cette enquête, il y a quand même toujours un problème systémique. L’assassinat de Shireen Abu Akleh n’est pas une question isolée, il y a une cinquantaine de journalistes qui ont été tués par le feu israélien depuis 2000.

C’est énorme, sachant que les journalistes jouissent généralement de la même protection, voire plus, que les civils.

Donc, en principe, c’est le procureur de la Cour pénale internationale (chargée de juger les génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, ndlr) qui devrait mener cette enquête, mais il ne réagit pas trop à la question. Déjà en 2021, la Fédération internationale des journalistes avait soumis un cas particulier à la Cour pénale internationale portant sur la mort de quatre journalistes à Gaza suite au bombardement des tours qui abritaient les locaux des médias, et le procureur n’avait absolument pas réagi, que je sache. Je dis souvent que la Cour pénale internationale a plus besoin de la Palestine que la Palestine a besoin dʼelle car ce qui est en jeu, c’est vraiment la légitimité de la cour.

Que pensez-vous du rapport de l’ONU concernant la situation en Palestine, publié récemment ?

Francesca Albanese. Il parle de discrimination. Depuis le début du blocus de Gaza, il y a eu quatre guerres, en 2008, 2009, 2014 et 2021. Ces guerres ont été déclenchées contre la bande de Gaza, qui est devenue une véritable prison à ciel ouvert. Il y a eu, dans toutes ces instances, des commissions d’enquête qui ont mené des investigations très ponctuelles, avec des experts et juristes spécialisés en droit international criminel. Donc, on a déjà eu des conclusions, mais elles n’ont jamais été prises en compte.

Sur quoi allez-vous rapporter, concrètement ? Est-ce que l’impact humanitaire et social sur Gaza est un des points que vous allez étudier ?

Francesca Albanese. Oui, mais c’est vraiment difficile. Je suis allée à Gaza plusieurs fois et j’y ai trouvé une situation, du point de vue humanitaire, désespérée. Et ça, c’était en 2010-2011, depuis il y a eu trois guerres, c’est incroyable pour moi de voir comment les citoyens de Gaza arrivent à survivre. Bien sûr, je dois trouver la façon de bien décrire tout ça, mais mon premier rapport sera sur le droit à l’auto-détermination.

C’est-à-dire ?

Francesca Albanese. Le droit à l’auto-détermination (droit à chaque peuple de pouvoir choisir librement son régime politique, ndlr) est un droit qui est la base de tous les droits. Ce n’est pas un droit qui doit être mérité ou négocié par le peuple, c’est la base de la reconnaissance de l’existence d’un peuple. Ce droit vient avec le peuple, avec les gens, et pas avec la terre. La solution territoriale (où un État israélien et un État palestinien coexistent, ndlr) est déjà un compromis que les Palestiniens acceptent, mais ça ne va pas résoudre la question des réfugiés (le droit au retour des millions de réfugiés palestiniens dans leur pays, ndlr) ni la question de la justice historique (relative à l’occupation et la colonisation illégale de la Palestine par Israël depuis plus de 50 ans, ndlr). Mon point de départ est de faire réaliser que le droit à l’auto-détermination signifie tout d’abord de faire terminer l’occupation commencée en 1967. Les États doivent prendre leurs responsabilités, et l’impunité de leur part affaiblit le multilatéralisme. C’est un véritable danger. Avec le double standard (sanctionner certains pays mais pas d’autres pour le même type de crimes, ndlr) qui a lieu pour l’instant, toute la base fondamentale du système qui a été bâti après la Seconde Guerre mondiale est en train de se détruire. C’est évident dans le cas de l’Ukraine.

Vous trouvez que l’Europe réagit de manière différente à l’invasion russe par rapport à ce que fait Israël ?

Francesca Albanese. Tout à fait. J’étais contente de voir la façon dont les pays européens ont accueilli les réfugiés ukrainiens, c’est vraiment un exemple d’accueil. Cela m’a redonné de l’espoir parce que j’ai retrouvé un des principes fondateurs et porteurs de ce sur quoi l’Union européenne est fondée, mais je vois aussi la manière inégale dont ces principes sont appliqués, et c’est tout à fait discriminatoire. Il y a du racisme à la base de la façon dont l’Union applique ses principes. Même si nous laissons tomber la question des réfugiés, j’ai vu une réponse massive des individus et des États à l’agression illégale et injustifiable de la Russie envers l’Ukraine. On a la nécessité de préserver et protéger le droit à l’auto-détermination, le droit à la défense, tout cela est vrai, mais pourquoi ne pas l’appliquer à d’autres peuples, comme le peuple palestinien ?

Pensez-vous que l’Union Européenne doive prendre des mesures fortes et contraignantes par rapport à Israël ? N’y a-t-il pas moyen d’influencer de façon « douce » ?

Francesca Albanese. Oui, c’est le moment de prendre des sanctions. Je vois quand même un peu d’hypocrisie. Désolée d’utiliser ce terme, je sais que c’est fort, mais c’est ce que je vois. Je trouve que c’est aussi le moment d’appeler un chat un chat. Je ne vois pas le « soft power » (capacité d’avoir de l’influence par d’autres moyens que la force, ndlr) de l’Europe, ce serait plutôt du « zéro power ».

Pourquoi parlez-vous de punition collective pour décrire le blocus contre Gaza ? Israël n’a-t-il pas le droit de se défendre contre des roquettes qui sont lancées sur des civils ?

Francesca Albanese. Le principe de base, qui est dans la convention de Genève, est qu’on ne peut pas faire payer à la collectivité la responsabilité d’un seul individu. Il y a beaucoup de façons dont Israël impose une punition collective aux Palestiniens : la démolition de maisons où des familles innocentes habitent, par exemple. À Gaza, les résidents sont punis car ils ont voté en 2007 pour un parti qui faisait partie des élections régulées par l’Union Européenne et les États-Unis. Ceux-ci n’avaient questionné ni la présence ni les origines du Hamas. Les Palestiniens aujourd’hui sont punis parce que le Hamas est présent sur le territoire de Gaza. La punition collective est la base de toutes les autres violations, parce que finalement, Israël contrôle tout. Les gardes ont fermé tout le territoire, comme dans une prison. Les Palestiniens de Gaza ne peuvent ni sortir ni rentrer, et tous ceux qui rentrent et sortent doivent être vérifiés et approuvés par les Israéliens. C’est une punition collective et un crime de guerre.

Vous avez insisté aussi sur le fait qu’on ne peut pas séparer la question de Gaza de la question du reste de la Palestine. Pourquoi ?

Francesca Albanese. Tout d’abord, quand vous étudiez l’histoire de la question palestinienne, vous voyez qu’à partir de 1967 au moins, il y a eu une intention de la part de l’État d’Israël de séparer Gaza du reste de la Palestine. Des plaques différentes, un registre de la population différent, c’était intentionnel. Il y a des Israéliens qui ont fait des études extraordinaires à ce sujet. Gaza était aussi une bande démographique, parce qu’elle abritait beaucoup de réfugiés depuis 1948. C’était une population déterminée à revenir dans leur patrie et c’est pour cela qu’ils ont encouragé la migration hors Gaza. Les Israéliens ont poussé la population de Gaza à migrer dans les années 1950-1960. L’approche d’Israël était de diviser pour régner. Depuis 1948, les Israéliens insistent pour dialoguer avec chaque pays arabe séparément des autres. Ils ont finalement réussi à briser l’union du front, car leur puissance était dans l’unité, et ils l’ont aussi fait avec le territoire palestinien.

Comment cela ?

Francesca Albanese. Quand vous voyez la fragmentation territoriale, c’est une façon d’affaiblir les gens. Non seulement en tant qu’individus mais aussi en tant que peuple. Dans mon livre Palestinian refugees in International Law j’appelle le peuple palestinien « the nation in exile », parce que le peuple est éparpillé partout dans le monde, pas seulement entre Israël, la bande de Gaza, Jérusalem-est et la Cisjordanie. Mais ils ont également conscience d’être un peuple qui résiste contre l’injustice. C’est incroyable et et cela montre que jusqu’à présent, la politique d’Israël ne fonctionne pas. Leur résistance pour l’auto-détermination, la reconnaissance de leurs droits sont des choses qu’on ne peut pas nier. Cela va prendre du temps parce que l’échelon politique se réveille seulement. Le cas de la Palestine occupée peut être aussi une source d’inspiration pour d’autres peuples. Il y a malheureusement d’autres situations de peuples qui n’ont pas accès à leur droit d’auto-détermination.