Interview des délégués principaux de Van Hool : « Ce sont les épaules usées par le travail qui portent la charge la plus lourde »

Chez le constructeur de bus Van Hool, les délégués principaux de la FGTB et de l’ACV (CSC) partagent le même avis sur de nombreuses questions. « Normal, nous entendons les mêmes choses sur notre lieu de travail », disent-ils. Solidaire les a rencontrés ce 24 juin, jour de grève, pour un entretien qui porte bien sûr sur cette action, mais aussi sur la colère des travailleurs envers la loi Peeters et encore d’autres thèmes.

Nous nous étions donné rendez-vous à l’intérieur de l’usine. Mais, lorsqu’il y a un piquet devant l’entrée – que l’on a en outre soi-même organisé en tant que délégué –, on n’entre pas. Et donc, David Scheveneels, le jeune délégué principal de la FGTB, et Dirk Nys, son homologue un peu plus âgé de l’ACV (CSC), se rendent en front commun avec nous dans le petit local du gardien, pour répondre à nos questions.

David, la semaine passée, vous venez d’obtenir le diplôme de dirigeant de groupe après une formation de la FGTB. Vous êtes déjà délégué dans cette grande entreprise Van Hool, et même délégué principal. C’est un sérieux engagement, qui ferait renoncer plus d’un jeune papa. Mais pas vous apparemment...

David Scheveneels. Effectivement, mais être délégué principal, c’est une tâche qui se fait avec toute l’équipe, c’est impossible à faire tout seul. Il s’agit de bien piloter l’ensemble des militants, de faire en sorte que chaque militant ait la possibilité de prendre des responsabilités et que tout se déroule bien. J’ai voulu faire cette formation à la direction de groupe parce que je veux pouvoir le mieux possible motiver les gens et expliquer une pensée de gauche. J’aime surtout travailler avec des jeunes qui veulent s’engager, parce qu’ils se font plus rares. Je trouve cela passionnant et très important. Je vais avoir 35 ans, et c’était maintenant ou jamais. En outre, je voulais faire davantage que juste m’occuper de l’usine, et avoir une vision plus large, qui prend en compte toute la société.

Van Hool est une de ces entreprises dont l’organisation patronale VOKA dit en permanence que les charges salariales sont trop hautes, et cela fait  des années qu’y plane une menace de délocalisation vers la Macédoine. Cela doit être très préoccupant.

David Scheveneels. Cela nous préoccupe constamment, effectivement. Ce ne sera plus jamais comme il y a dix ans, lorsqu’ici, nous n’avions encore jamais entendu parler de délocalisations. Et, question emploi, nous ne sommes certainement pas au top, et cela ne peut qu’encore diminuer. Actuellement, on veut garder les gens le plus longtemps possible au boulot. Ici, il y  plus de 1 000 personnes âgées de plus de 50 ans. Cela doit être possible – si jamais cela devenait nécessaire – de les laisser partir d’une manière correcte sans que cela se transforme en bain de sang social.

Dirk, au plan syndical, vous êtes actif depuis plus longtemps, assez pour pouvoir faire un bilan, j’imagine. Quel est-il ?

Dirk Nys. Oui, cela fait précisément 25 ans. Comme David, je constate que, depuis l’ouverture d’une usine Van Hool en Macédoine, en 2013, et certainement depuis la fermeture d’Eos à Bree (au début de cette année, une plus petite entreprise de Van Hool, NdlR), il y a quasiment tous les jours des gens qui viennent m’interroger sur ce qui va se passer à l’avenir chez Van Hool. La direction nous répond toujours  la même chose : que Van Hool est le quatrième plus grand constructeur de bus du monde, et qu’il doit le rester : que, pour cela, il faut plus d’entreprises, il faut produire davantage de véhicules, etc. Mais je crains qu’à terme, cela sera aux dépens de l’emploi ici. Cette insécurité est présente en permanence, et, en effet, cela ne sera plus jamais comme avant, comme le dit David.

Mais la confiance en la direction s’est aussi fortement détériorée pour d’autres raisons. Dans le temps, les travailleurs de Van Hool acceptaient beaucoup. Maintenant, cette docilité a en grande partie disparu. Les gens sont désormais devenus bien plus critiques. 

A propos d’aujourd’hui : la grève de ce jour est un succès.

Dirk Nys et David Scheveneels. Absolument, c’est le cas. 

Dirk Nys. Et certainement parmi les ouvriers. Il n’y a qu’une trentaine de personnes qui sont venues travailler et la production est entièrement  à l’arrêt. Cela fait déjà quelques années que nos appels à manifester ou à faire grève sont toujours très bien suivis.

Pourtant, on entend parfois affirmer çà et là – et c’est ce qu’espèrent les politiciens -– que le mécontentement sur les mesures d’austérité du gouvernement serait peu à peu en train de se calmer, par le fait que les vacances arrivent, par les Diables rouges…    

Dirk Nys. Certainement pas, nous entendons toujours quotidiennement des réactions sur ce que le gouvernement est en train de faire. C’est également une chose que je n’ai jamais vécue depuis je suis syndicalement actif : la manière dont ce gouvernement prend des décisions, de manière totalement unilatérale, sans la moindre concertation sociale avec les syndicats, et enfreint même les CCT existantes… C’est du jamais vu.

David Scheveneels. Les mesures que le gouvernement a prises les années précédentes font peu à peu sentir leur impact sur la vie quotidienne des gens : la vie devient encore plus chère à cause du saut d’index, à cause de l’augmentation des taxes, comme la taxe sur l’énergie en Flandre. Et, maintenant, il y a le plan Peeters, qui va leur rendre encore plus difficile la possibilité de combiner travail et famille. Pas question de toucher à la semaine de 38 heures, ça, il n’y a pas un seul travailleur qu’il faut en convaincre. Quant aux déclarations du genre « on vit tout au-dessus de nos moyens », « les socialistes ont dépensé trop d’argent », c’est de moins en moins accepté. Pendant un temps, le CD&V a peut-être pu soutenir qu’avec Kris Peeters, il constituait le visage social du gouvernement, mais aujourd’hui, tout le monde voit bien que ce n’est qu’une mascarade derrière laquelle se cache l’organisation patronale Unizo. Tu partages cet avis, Dirk ?

Dirk Nys.  Absolument. Metea (la centrale du métal de l’ACV, NdlR) s’est d’ailleurs distanciée du CD&V. Je pense que c’est la seule centrale dans toute le Belgique. Qu’est-ce que le ministre Peeters est en fait en train de faire ? Peut-être reçoit-il ses instructions de la N-VA ? En tout cas, je sais une chose : cela ne pleut plus continuer comme ça. Comme le dit David, les gens constatent de plus en plus les conséquences pour eux de la politique menée par le gouvernement, et ils n’en veulent plus.

C’est prometteur. Déjà lors de la première grande manifestation – de 100 000 personnes – contre le gouvernement, le 6 novembre 2014, vous étiez plusieurs centaines de chez Van Hool. Et, à la manifestation du 24 mai, on a à nouveau vu beaucoup de monde défiler derrière un calicot « Van Hool en résistance ».

David Scheveneels. Pour celle du 6 novembre, nous avions affrété 12 cars, pour environ 700 personnes. C’était le plus grand succès que nous ayons jamais connu ici. Mais, si, aujourd’hui ou à l’automne, il y a à nouveau une manifestation nationale, nous serons encore plus nombreux, si nous avons suffisamment de temps pour mobiliser. C’est certain, car le mécontentement à propos des mesures du gouvernement a encore fameusement augmenté.

Dirk Nys. La manifestation du 24 mai était en fait trop proche des élections sociales, et nous n’avions eu que quelques semaines pour mobiliser.

Comment arrivez-vous chaque fois à organiser cela, dans une usine de plus de 3 200 ouvriers et quelque 500 employés ?

Dirk Nys. Il faut avant tout communiquer de manière régulière et bien informer les gens sur les mesures du gouvernement. 

David Scheveneels. Par le bouche-à-oreille, en étant présents le plus possible avec toute l’équipe des militants sur le terrain et en informant correctement. Kris Peeters peut encore répéter cent fois que nous présentons les choses de manière erronée, que nous sommes des menteurs – et même des terroristes, comme il l’affirmé – ce n’est absolument pas le cas ! Personne ne perçoit mieux que les délégués syndicaux ce que les gens pensent sur le terrain. Nous sommes aussi des ouvriers, nous gagnons la même chose qu’eux, nous travaillons ensemble, nous avons les mêmes problèmes... Vous devriez savoir combien de personnes subissent des saisies sur salaire ou sont sous médiation de dettes. Aussi chez Van Hool.

Dirk Nys. Comme le dit David, beaucoup de gens vivent dans l’attente de la fin du mois. Si le salaire ou même les chèques-repas sont versés un peu plus tard que prévu, ils ne n’en sortent pas. C’est à ce point-là, aujourd’hui.

La Loi Peeters est ressentie comme un coup très dur. Quel en est l’aspect qui indigne le plus les gens ici ?

David Scheveneels. La suppression de la semaine de 38 heures et l’augmentation de la flexibilité. Il faut savoir qu’on travaille de manière assez liée aux saisons, il y a toujours plus de travail en hiver qu’en été. A cause de cela, les gens ont d’abord dit à propos de cette nouvelle flexibilité dit : bof, ça va. Mais quand on explique l’ensemble du plan, là, ce n’est plus du tout « ça va ». Ce n’est vraiment pas possible. 

La direction de Van Hool a elle-même aussi déjà suggéré d’instaurer le système de comptes plus/moins, comme chez Audi. Cela ne pouvait alors se faire qu’avec l’approbation de la délégation, mais elle n’a jamais vraiment poursuivi dans ce sens. Nous y étions en tout cas opposés. 

Dirk Nys. Mais avec la Loi Peeters, la direction pourra imposer ce genre de choses sans concertation sociale. Cela va créer de nombreux problèmes. Maintenant, chez nous, les gens peuvent encore déterminer eux-mêmes quand ils veulent récupérer les heures supplémentaires qu’ils ont prestées en période d’hiver. Mais cela ne pourra plus être le cas. Dorénavant, c’est l’employeur qui décidera quand vous devez venir travailler et quand vous devez rester chez vous. Cela peut différer selon le département, mais dans celui du carpool, ce sera moins possible.

David Scheveneels. En outre, l’employeur peut aussi à tout moment vous demander de travailler plus longtemps, puisque le règlement concernant les horaires est également modifié par la Loi Peeters. Et, alors, allez vous organiser pour faire garder vos enfants ! Et on peut de moins en moins compter sur les grands-parents, puisque ceux-ci doivent aussi travailler plus longtemps. 

Dirk Nys. Avec la Loi Peeters, la durée hebdomadaire du travail peut aller jusqu’à 50 heures, et les heures supplémentaires payées en tant que telles disparaîtront en grande partie. Les heures supplémentaires seront encore juste accumulables, mais ne seront plus récupérables qu’au moment où le patron le veut bien. Et sans sursalaire pour heures supplémentaires. Cela signifie donc une sérieuse perte de pouvoir d’achat.

David Scheveneels. En plus, le patron peut instaurer ce règlement sans l’accord de la délégation syndicale, dit la Loi Peeters. Mais, heureusement, il existe encore le rapport de force syndical...

Dirk Nys. Certes, il existe bel et bien dans une grande entreprise comme Van Hool, mais dans de plus petites entreprises sans contre-pouvoir syndical, les gens sont pris au dépourvu, et tout peut aller très vite.

David Scheveneels. Les épaules les plus fortes devraient supporter les charges les plus lourdes, or actuellement, ce sont les épaules usées de ceux qui se sont tués au travail qui doivent porter le plus lourd fardeau. Ce sont ces gens-là qui doivent se restreindre, qui doivent travailler jusqu’à 67 ans – alors que cela ne figurait dans le programme d’aucun parti –, et beaucoup de travailleurs plus âgés n’auront même plus le RCC (le régime de chômage avec complément d’entreprise, c’est à-dire l’ancienne prépension mais fortement limitée, NdlR). Alors qu’ils sont tout simplement usés. Kris Peeters dit qu’il va instaurer le travail « faisable », mais en même temps, il rend le travail à tems partiel plus difficile. En fait, il rend juste le travail in-faisable.

Vous êtes étonnamment d’accord sur énormément de questions...

Dirk Nys. Nous entendons tout simplement les mêmes choses sur notre lieu de travail. La suppression de la semaine de 38 heures, de la prépension, l’obligation de travailler plus longtemps, nous constatons à quel point tout cela est difficile pour les gens ; et cela, nous l’entendons tous les deux. Nous comprenons très bien qu’une entreprise ne puisse pas maintenir des centaines d’emplois « faisables » à côté de la ligne de production, mais je voudrais bien voir comment on peut faire travailler des gens de 60, 62 ans toute une journée à une disqueuse ou un poste de soudure. Ce n’est pas possible !

David Scherveneels. Le coût de la prépension sera simplement déplacé de l’employeur vers la sécurité sociale, parce que davantage de gens vont tomber malades. 

Le gouvernement n’a encore rien ou peu concédé. Ne craignez-vous pas que se développe un certain découragement pour les grèves et manifestations ? Ne faudrait-il pas un plan d’action qui soit suffisamment fort pour engranger des résultats ?

Dirk Nys. Début septembre, le gouvernement doit à nouveau économiser. Nous verrons alors ce qu’il en sera, mais je pense que nous devons directement commencer à informer les gens et à les préparer pour la grande manifestation du 29 septembre et pour la grève du 7 octobre. Comme nous l’avions fait à l’automne 2014. Si nous avions alors poursuivi dans l’élan de la grande manifestation du 6 novembre, il y aurait probablement eu plus de pression des entreprises sur le gouvernement. Et nous aurions alors pu faire déjà reculer le gouvernement.

David Scheveneels. Ce n’est pas de nous, délégués, tant de l’ACV que de la FGTB, que cela va dépendre. Nous sommes proches des gens, nous connaissons leurs problèmes, nous les défendons. Nous attendons de nos instances qu’elles se concertent et travaillent en toute ouverture à un plan qui propose le meilleur pour les travailleurs. Dans ce cas-là, je serai confiant : si les syndicats sont sur la même longueur d’ondes et tirent ensemble à la même corde, cela ne peut que déboucher sur un succès. C’est ce que nous avions fait à l’automne 2014. Pourquoi le mouvement s’est-il alors arrêté après la manifestation de plus de 100 000 personnes ? On pourrait en discuter longtemps, mais cela ne va pas nous faire avancer : nous ne pouvons pas abandonner, nous devons continuer.

Dirk Nys. Les gens disent certes : c’est un gouvernement dans lequel on se chamaille sans cesse mais, quand il s’agit de choses importantes, les ministres se serrent les coudes. Faire tomber le gouvernement ne sera pas simple et peut-être n’est-ce pas non plus le but, parce que cela ne va pas résoudre grand-chose. Chaque parti y perdra des plumes, mais la N-VA va rester le plus grand, car en ce moment il n’y a dans aucun parti quelqu’un qui maîtrise aussi bien que Bart De Wever l’art de faire passer son message dans une langue que les gens comprennent.

David Scheveneels. Tout comme dans la crise des années 1930, il est facile de monter les gens les uns contre les autres, avec la crise des réfugiés. Nous ne pouvons espérer que cela va tourner autrement, mais il y a pas mal de comparaisons que l’on peut faire avec cette période. Et aussi avec celle de Thatcher des années 1980.

Dirk Nys. J’observe le plus de points communs avec ce qui s’est passé dans la période Thatcher et comment elle a tout fait pour briser le pouvoir des syndicats. C’est aussi ce qui est tenté chez nous. Je crains qu’à l’aéroport ou à la SNCB, ils vont donner la première impulsion pour instaurer le service minimum. Et alors, ce sera parti. S’ils arrivent à réduire le pouvoir des syndicats, ils pourront commencer à démolir tout ce pour quoi nos grands-parents se sont battus. Et donc, nous allons continuer à mobiliser les gens.

Article publié dans le mensuel Solidaire de juillet 2016. Abonnement.