Du Delhaize au Parlement

Le 9 juin, les électeurs bruxellois trouveront le nom d’Annik Van den Bosch et d’Agnès Babinska sur la liste électorale fédérale du PTB, respectivement en deuxième et sixième position. Toutes deux travaillent pour Delhaize, qui a ven­du tous ses magasins à des indépendants l’année passée. Le duo idéal pour discuter de la lutte récente, de la situation actuelle et des perspectives d’avenir.

Annik travaille au Delhaize Fruithof à Berchem, où elle est déléguée SETCa (FGTB). Agnès travaille au Delhaize Mozart à Uccle et est déléguée CNE (CSC) dans tout Bruxelles. Le 7 mars dernier, cela faisait exactement un an que la direction de Delhaize annonçait son projet de franchisation, de vendre l’ensemble de ses 128 magasins.

Comment avez-vous vécu l’annonce de cette nouvelle ?

Annik Van den Bosch. Cette nouvelle a eu l’effet d’une bombe. Nous savions que quelque chose allait se passer, mais personne ne s’attendait à cela. Pendant la crise du Covid, nous étions soi-disant des héros, l’entreprise a réalisé des bénéfices records, mais nous n’avons jamais été récompensés pour notre travail. Nos salaires ont été gelés par le gouvernement, alors que Frans Muller, le PDG de Delhaize, s’accordait une augmentation chaque année.

Agnès Babinska. J’étais présente à ce conseil d’entreprise en tant que déléguée syndicale. Nous étions sous le choc. Non seulement par l’annonce elle-même, mais aussi par la manière dont elle a été faite. Autrefois, les questions importantes étaient discutées avec les syndicats. Mais chez Delhaize, c’est une nouvelle génération de managers qui commande. Ils n’ont pas travaillé dans les magasins auparavant, comme c’était le cas par le passé. Ils sont juristes ou fiscalistes. Ils ont méprisé les travailleurs.

Nous avons fait de nombreuses propositions constructives, mais elles ont été ignorées. « Ce plan est la seule solution », ont-ils déclaré. Mais pour quel problème ? Quelques magasins enregistraient de moins bons résultats, mais dans l’ensemble, Delhaize réalisait encore beaucoup de profits. Et malgré une concurrence féroce, la part de marché restait relativement stable.

Annik Van den Bosch. Ils avaient promis à leurs actionnaires de verser 1 milliard d’euros de dividendes supplémentaires. C’est chez nous qu’ils voulaient les obtenir. De plus, ils souhaitaient clairement mettre les syndicats hors-jeu. Sans syndicat, il est plus difficile pour le personnel de se défendre contre d’éventuelles concessions ou contre l’augmentation de la charge de travail. Si l’on franchise tous les magasins, le conseil d’entreprise global cesse d’exister et la délégation syndicale nationale disparaît. Dans les magasins franchisés, les nouveaux exploitants veillent à maintenir en place moins de 50 salariés, soit la limite pour l’organisation d’élections sociales.

C’est ce qui se passe aujourd’hui dans les magasins franchisés ?

Annik Van den Bosch. Oui. Le personnel en place continuera à travailler plus ou moins selon les anciennes conditions. Nous avons pu imposer cette garantie grâce à la lutte. Mais ceux qui viendront après nous auront un salaire de 15 % inférieur. Dans un magasin d’Anvers, le nombre de salariés est passé de 64 à 49 en moins de trois mois. Juste en dessous de la limite pour la tenue d’élections sociales…

La charge de travail augmente car les personnes qui partent ne sont pas remplacées. Une partie des heures perdues sera absorbée par des étudiants et des flexi-jobs. Les étudiants gagnent jusqu’à 2 euros de moins par heure qu’avant. Les flexi-jobs sont principalement occupés par des pensionnés ne touchant qu’une trop petite pension. Le même magasin d’Anvers emploie un homme de 78 ans ! Il vit dans la même maison de repos que la mère d’une des caissières. C’est du délire.

Agnès Babinska. Certains repreneurs essaient de travailler correctement. Mais le système de franchisation de Delhaize se traduit par des salaires bas et des heures d’ouverture plus longues. Tout d’abord, le contrat de franchise contient la demande explicite d’ouvrir également le dimanche. Le personnel des magasins doit déjà travailler le samedi. C’est pourquoi le dimanche est sacré pour de nombreuses personnes. C’est le seul jour que vous pouvez consacrer à votre famille ou à vos loisirs. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles tant de personnes partent dès qu’elles reçoivent leur prime de transition. Une prime qui, en passant, n’a été acquise qu’après six mois de lutte.

Deuxièmement, il y a l’obligation contractuelle d’acheter 95 % des produits à Delhaize et de les vendre à un prix indicatif qui ne permet de dégager qu’une très faible marge bénéficiaire. C’est pourquoi les nouveaux exploitants ne remplacent pas le personnel qui part : cela coûterait trop cher. Sur les 11 magasins qui ont été franchisés à Bruxelles à la fin mars 2023, il n’y en a que trois où tout se déroule correctement pour l’instant. Mais leurs exploitants éprouvent des difficultés à être rentables. Ce n’est pas un hasard s’il s’agit de trois nouveaux entrepreneurs, qui croyaient sincèrement pouvoir écrire une belle histoire.

Quatre magasins ont également été repris par des entrepreneurs qui exploitaient déjà d’autres magasins franchisés. Ils ont augmenté la charge de travail de manière significative. Mais les quatre magasins qui ont été rachetés par des investisseurs financiers sont les plus mal lotis. Les nouveaux propriétaires ne pensent qu’au retour sur investissement et pressent les travailleurs comme des citrons. S’il n’y a pas assez de gens qui démissionnent d’eux-mêmes, ils font pression sur les travailleurs pour que ceux-ci s’en aillent.

Vous avez évoqué deux victoires concrètes : les garanties et la prime de transition. La lutte n’a donc pas été vaine ?

Annik Van den Bosch. Nous nous sommes battus comme des lions. Nous pouvons en être fiers. La solidarité du personnel était très forte. Flamands, Bruxellois et Wallons étaient soudés. Le soutien des clients nous a aussi fait beaucoup de bien. La direction ne s’attendait pas à ce que la grève soit aussi massivement suivie, et certainement pas à ce qu’elle dure des semaines. Mais nous étions bien organisés. Nous avons convenu d’une rotation afin que quelques collègues tiennent toujours le piquet de grève, pendant que les autres travaillaient à l’intérieur. Cela nous a permis de limiter la perte salariale.

Agnès Babinska. En même temps, nous augmentions la pression sur Delhaize, parce qu’ils devaient encore payer des salaires, alors qu’aucun revenu n’était généré. La direction est devenue nerveuse. Elle a empêché les grévistes de rentrer à l’intérieur pour se réchauffer, aller aux toilettes ou prendre un café. Elle a accroché des affiches reprenant de fausses informations, dans le but d’effrayer les gens. Si la justice n’était pas intervenue, nous aurions gagné la bataille, j’en suis sûre.

Quel rôle a joué la justice ?

Agnès Babinska. J’ai vu le premier huissier au magasin d’Auderghem. Il a déclaré que si le piquet était toujours présent le lendemain, il infligerait des amendes de 500 euros. Delhaize avait saisi le tribunal d’une requête unilatérale (sans que l’autre partie puisse intervenir, NdlR) visant à faire interdire les piquets de grève. Ceux-ci entraveraient le libre commerce et mettraient l’entreprise sous pression. Mais si vous suivez ce raisonnement, vous ne pourrez plus jamais faire grève, car par définition, elle entrave le libre commerce. Et si la grève est une réussite, l’entreprise sera effectivement sous pression. C’est le seul levier dont dispose le personnel. La direction avait clairement fait savoir aux syndicats qu’elle ne souhaitait pas négocier. La grève constituait notre seule chance d’être entendus.

Annik Van den Bosch. La police est également intervenue. Elle a aidé les huissiers à nous identifier. À Gand, elle a même arrêté des grévistes et des syndicalistes.

Agnès Babinska. Delhaize a toujours pu compter sur l’aide de l’État. Lorsque le personnel s’est rendu en bus au siège, situé à Zellik, il a été accueilli par des policiers lourdement armés. Quand les travailleurs des centres de distribution ont suivi la grève par solidarité, la police est intervenue pour faire partir un maximum de camions. Lorsque les syndicats ont organisé une réunion de solidarité à Bruxelles, qui a donné lieu à une marche spontanée en faveur du droit à l’action sociale, nous sommes tombés nez à nez avec des canons à eau. Quand Delhaize a voulu faire intervenir des huissiers pour disperser les piquets de grève, l’affaire a été réglée en un jour, alors qu’il a fallu des semaines et des mois pour faire appel contre leurs arguments, qui ne tenaient pas debout. De nombreuses personnes avaient peur, mais pas toutes, heureusement. À Gand, ils se sont remis en grève en juillet, après avoir gagné leur procès en appel. À Bruxelles, certains ont même continué jusqu’en novembre.

Et de quel côté s’est positionné le gouvernement ?

Annik Van den Bosch. Les libéraux ont ouvertement pris parti pour Delhaize. Et je ne parle pas seulement de la photo du Premier ministre Alexander De Croo buvant du champagne avec la direction. Egbert Lachaert, alors président des libéraux flamands, ne cessait de répéter que les syndicats se trompaient d’ennemi, qu’il n’y avait rien de mal à avoir des entrepreneurs indépendants. Il ne faisait que répéter la propagande de Delhaize pour masquer le véritable objectif du plan, qui était de faire des économies sur le dos du personnel et de démanteler les syndicats.

Conner Rousseau, alors président des socialistes flamands, s’est présenté une fois au magasin de Saint-Nicolas. Il espérait que les gens reprendraient rapidement le travail, alors que nous essayions justement de faire grève le plus longtemps possible. Un socialiste devrait comprendre ça. Le ministre du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS), n’a pas non plus osé se mouiller. Il s’est contenté de nommer deux médiateurs. Mais à quoi servent des médiateurs, si la direction refuse de modifier ses plans ?

Agnès Babinska. J’ai vu un politicien d’un parti de la Vivaldi à un piquet de grève. Une seule fois. Il a fait une vidéo pour Twitter avant de repartir. Les seuls à se rendre régulièrement aux piquets de grève étaient les gens du PTB. Leur soutien nous a fait beaucoup de bien.

Une autre victoire majeure est aussi en partie due à notre lutte : le retrait du projet de loi visant à restreindre le droit de manifester. Elle a été déposée au Parlement juste au moment où, malgré les atteintes à notre droit de grève, nous poursuivions notre lutte. Le gouvernement a prétendu qu’il s’agissait d’une loi contre les « casseurs », mais à la lumière de ce qui se passait chez nous, tout le monde a bien compris qu’il s’agissait en réalité d’une loi contre l’action sociale.

Annik Van den Bosch. Face aux incidents chez Delhaize, les syndicats avaient déjà formé un front commun en faveur du droit de grève. Les actions de soutien aux Delhaiziens se sont transformées en manifestations contre la loi Van Quickenborne, du nom du ministre libéral qui a déposé le projet de loi, bien que l’idée ait été lancée par certains bourgmestres PS. Les actions ont été une réussite, en partie parce que des organisations de la société civile telles qu’Amnesty et Greenpeace y ont participé aux côtés des syndicats. Une manifestation a également rassemblé 20 000 participants. Lorsque le PS a finalement décidé d’abandonner le projet de loi, son président, Paul Magnette, a admis que la lutte chez Delhaize y avait contribué.

Vous êtes toutes deux candidates pour le PTB. Qu’est-ce qui a motivé votre choix ?

Agnès Babinska. Dans une vraie démocratie, la plupart des élus qui siègent au Parlement doivent venir de la classe travailleuse. C’est logique vu que les travailleuses et les travailleurs sont majoritaires dans la société. Ceux qui prétendent défendre les travailleurs doivent être issus de la classe travailleuse. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi le PTB. J’apprécie le fait que les mandataires du PTB continuent à vivre avec le salaire moyen d’un travailleur. Cela leur permet de rester en contact avec les travailleurs.

Je pense également qu’il est important que le PTB ose rompre avec la logique capitaliste et la politique libérale dominante. On ne peut pas, par exemple, résoudre les problèmes de climat et de mobilité sans briser le tabou qui entoure la gratuité des transports publics, ou sans extraire le secteur de l’énergie du libre marché.

Annik Van den Bosch. Le PTB est vraiment du côté des travailleurs. C’est ce que nous avons ressenti lors de la grève chez Delhaize. Presque tous les jours, des équipes se rendaient sur les piquets de grève, avec des croissants, des sandwichs, et parfois même des musiciens qui jouaient gratuitement pour nous. Elles disposaient aussi d’un dossier très solide sur notre lutte. J’apprécie aussi beaucoup la vision à long terme de notre parti.

Les vidéos consacrées au livre de Peter Mertens, « Mutinerie », en sont un exemple. Nous vivons dans un petit pays, et ils essaient encore de diviser les néerlandophones et les francophones. Mais la classe travailleuse est internationale ! Quand quelque chose se passe en Afrique du Sud, cela peut affecter votre travail en Belgique. Cette vision globale est essentielle.

Vous êtes sur une liste bruxelloise alors que vous venez d’Anvers. Tout un symbole…

Annik Van den Bosch. C’est vrai ! La division du pays est une très mauvaise idée. J’adore venir en Wallonie. J’ai l’impression que les gens y connaissent mieux l’histoire sociale belge qu’en Flandre. Et en Wallonie, tout le monde se dit bonjour avec bonne humeur ! (sourire)

Agnès Babinska. Je suis née en Pologne, j’ai grandi en Wallonie, je travaille à Bruxelles et j’habite en Flandre. Je dis donc bonjour à mes voisins de Halle, mais en néerlandais ! Pour moi, la Belgique constitue une seule et même entité. La classe travailleuse assure cette unité. Que nous soyons originaires de Roumanie, de Flandre ou de Wallonie : nous vivons tous la même chose, nous sommes tous pressés comme des citrons par les mêmes multinationales et les mêmes gouvernements. Nous devons donc lutter tous ensemble pour le changement.