« En dix ans, De Lijn a perdu 20 % de son budget d’exploitation à cause de l’austérité »

Pour Rita Coeck, responsable fédérale CGSP pour De Lijn, la coupe est pleine. Pour elle, « le malaise actuel est dû à 100 % à la rage d’austérité des dix dernières années. Il est urgent d’investir et de développer une vision de la mobilité. Le nombre de voyageurs augmentera automatiquement ».

« J’ai commencé à travailler chez MIVA (le prédécesseur de De Lijn à Anvers, NdlR) le 1er janvier 1979, et le 2 janvier je faisais déjà du travail syndical, raconte Rita Coeck. Mon frère, qui à l’époque travaillait déjà chez MIVA, disait toujours que je ne supportais pas l’injustice. Le choix du syndicat a donc pour moi été immédiat. Lorsque j’ai commencé à De Lijn, il y avait une ambiance très familiale, la direction était encore composée de travailleurs qui avaient lentement grimpé les échelons. Tout cela a changé. Aujourd’hui, la direction vient de l’extérieur. Ce sentiment collectif de tous faire partie d’une famille n »existe plus. Les gens ont à peine le temps de faire équipe qu’un nouveau manager débarque et que ça change. »

Les voyageurs sont mécontents du manque de ponctualité, du nombre de bus supprimés et du service qui s’est détérioré. Quelle est la cause de ces problèmes ?

Rita Coeck. On a économisé à mort sur De Lijn. Depuis sa création en 1991, De Lijn n’a cessé de croître jusqu’en 2008, au plan du personnel, de l’offre de transport, des véhicules, de la sécurité, de l’aménagement des arrêts... bref, à tous les points de vue. Seuls les prix n’ont pas augmenté de manière équivalente, ils sont restés assez stables et, surtout, abordables. En 2009, il y a eu un nouveau gouvernement flamand, et c’est Hilde Crevits (CD&V) qui est devenue la ministre en charge de De Lijn. Sous la pression de la N-VA, des économies à grande échelle ont été décidées. Crevits a commencé sa politique de mobilité avec ce qui a été appelé « snoeien om te groeien » (tailler pour grandir).

De Lijn ne se soucie de la ponctualité et de l’offre qu’un seul jour par an : le jour où nous arrêtons le travail

Toutes les fois où nous avons discuté avec la ministre, on lui a demandé : tailler pour grandir, bon, mais quand allons-nous grandir ? Le réponse était toujours la même : « Bientôt. » On attend toujours. Et le plus fort, c’est que le gouvernement flamand actuel nie qu’il continue à faire de l’austérité, en jouant sur les chiffres. Imaginez que vous receviez 100 euros d’argent de poche et que cette somme diminue avec les années, à 70 euros, puis 65, puis 55, puis 47 et enfin, la dernière année, vous ne recevez plus que 46,50 euros. Pour cette dernière année, on peut prétendre qu’on n’a économisé qu’un demi-euro. Mais ce n’est bien sûr pas exact. Il faut prendre en compte l’ensemble des économies structurelles effectuées sur plusieurs années. C’est ce qui se passe pour De Lijn.

Si nous avions poursuivi le cours d’avant 2009, nous aurions aujourd’hui – compte tenu de l’index, du coût du vieillissement et de toutes sortes d’autres compensations auxquelles De Lijn a droit selon son contrat de gestion – un budget de fonctionnement de 1,076 milliard d’euros. La réalité, c’est que De Lijn reçoit aujourd’hui 867 millions d’euros. Cela revient à une coupe de 20 % dans les moyens de fonctionnement.

Selon De Lijn, la moins bonne ponctualité est due aux embouteillages.

Rita Coeck. Et aussi aux grèves, selon eux ! Mais, croyez-moi, De Lijn ne se soucie de la ponctualité et de l’offre qu’un seul jour par an : le jour où nous arrêtons le travail. Le lendemain, c’est de nouveau le business habituel. Dans les villes, l’offre reste encore suffisante, mais ce n’est pas le cas en dehors de celles-ci, dans les zones que le ministre juge non rentables. J’ai reçu une lettre d’un monsieur âgé disant qu’il ne pouvait plus aller voir sa femme qui est dans un centre de revalidation parce que le service de bus à la demande a été supprimé. La politique de mobilité actuelle touche les personnes les plus faibles socialement.

Il y a tout simplement trop peu de services de bus parce qu’il y a trop peu de personnel. Si quelqu’un part ou tombe malade, il n’y a pas remplacement. Avant, il y avait un service de réserve, mais il a aussi été supprimé. Le manque de personnel est une manière discrète de diminuer l’offre. Parce que, quand on supprime une ligne, cela figure le lendemain dans le journal, mais des bus qui ne roulent pas parce qu’il n’y a pas de chauffeur, ça passe inaperçu. Or, il s’agit de milliers de trajets par mois dans toute la Flandre.

Quelle que soit la manière dont on regarde la situation, le mécontentement des voyageurs est la conséquence directe de l’austérité appliquée ces dix dernières années

De Lijn fait tout pour attirer du personnel, mais les horaires raisonnables qu’ils promettent aux nouveaux chauffeurs n’arrivent jamais. Donc les nouveaux chauffeurs ne restent pas. Il y a plus de départs que d’arrivée. De Lijn accuse le syndicat, parce que nous défendons le droit des gens qui travaillent ici depuis longtemps de conserver leur horaire fixe. Mais la solution n’est pas d’obliger tout le monde à travailler de manière hyper-flexible, il faut simplement qu’il y ait assez de personnel.

Que faudrait-il concrètement selon vous pour attirer davantage de personnel ?

Rita Coeck. De meilleures conditions de travail et de salaire. De Lijn veut instaurer des mini-jobs de trois heures par shift, ce qui n’est pas légalement autorisé. Si on veut seulement attribuer les « bonnes heures » à des jobs précaires, ce sont alors tous les autres travailleurs qui en paient le prix fort. Pourquoi veut-on absolument des contrats de trois heures ? Pour ainsi disposer d’un plus grand groupe de personnel flexible.

En tant que syndicat, nous défendons des emplois corrects, nous nous opposons à l’ultra-flexibilité. Il ne s’agit pas seulement du salaire, mais aussi de la trop forte pression de travail et des temps de trajet et de repos qui ne sont pas respectés.

On dit souvent que les infirmières exercent un métier pénible. Or, en soi, c’est une belle profession. Le métier est pénible à case de la trop forte pression de travail et du nombre trop élevé de patients par soignant. Chez De Lijn, c’est la même chose. Si on avait un service normal, avec un horaire connu à l’avance et assez de temps pour rouler d’un point A à un point B, avec un temps de pause garanti, la profession serait en soi bien plus attractive.

Aujourd’hui, les schémas de route sont tellement serrés qu’il est souvent impossible de prendre le temps de repos auquel on a droit. Les voyageurs veulent arriver à temps à leur destination, on ne peut pas les faire attendre. Si un chauffeur n’en tient pas compte et laisse ses portes fermées, cela peut provoquer une agression.

Quelle que soit la manière dont on regarde la situation, le mécontentement des voyageurs est la conséquence directe de l’austérité de ces dix dernières années. Après dix ans, il y a enfin une grosse commande de nouveaux bus qui a été faite. Mais il ne faut pas s’y méprendre, ce ne sont pas des bus supplémentaires, ils vont juste servir à remplacer les plus vieux.

Que pensez-vous des bus à hydrogène ? Certains roulent désormais en région anversoise…

Rita Coeck. C’est du bon matériel, à condition qu’il y ait suffisamment de lieux où faire le plein. Or, il n’y en a qu’un seul dans toute la province d’Anvers ! L’ambition du gouvernement pour agir réellement en faveur du climat n’est tout simplement pas suffisante. Le but à atteindre, c’est quand même d’avoir davantage de transports publics et de réduire l’usage de la voiture dans les villes. La question, c’est : comment ? Voyez cette fameuse taxe kilométrique dont on parle tant : je ne pense pas qu’on puisse imposer cela aux gens sans leur offrir une alternative correcte et payable au préalable. La politique de mobilité doit être bien meilleure. Il faut d’abord investir et développer une vision. Le nombre de voyageurs augmentera automatiquement.

Des entreprises comme FlixBus ont très peu de coûts d’investissement, alors que leurs chauffeurs gagnent des salaires de misère. C’est du dumping social organisé

Prenons l’exemple de la ligne du Linkeroever à Anvers. Dans les années 1980, personne ne prenait le tram pour ce trajet. Aujourd’hui, c’est une des lignes les plus utilisées de la ville. Je dis toujours que pour juger des transports en commun, il faut se demander si et comment sa mère âgée les utiliserait. Les initiatives de vélos partagés, c’est très bien, mais tout le monde ne peut pas en faire usage, et les personnes moins valides et celles socialement plus faibles doivent pouvoir prendre les transports publics. C’est d’ailleurs et avant tout pour cela qu’ils sont là.

En ce qui concerne les agressions dans les transports en commun, il y a actuellement un projet à l’essai : sur certaines lignes, il y a un deuxième agent dans le bus pour assurer la sécurité et le service. Quel est votre avis sur ce sujet ?

Rita Coeck. Nous sommes tout à fait pour, parce que l’ajout d’une deuxième personne est très efficace pour empêcher les agressions. Il y a actuellement trois projets en cours, en Brabant flamand, à Anvers et à Gand. Par province, dix personnes sont prévues à cet effet mais elles ne sont pas toujours disponibles, et c’est très peu. De Lijn enregistre chaque cas d’agression dans une base de données, on a une très bonne idée de où et quand ça se passe, des lignes sur lesquelles il y a des problèmes. Dans les bus où il y a un deuxième agent, l’expérience est très positive. Les chiffres montrent qu’il n’y a plus d’agressions sur ces lignes.

De Lijn est censé se recentrer de plus en plus sur un « réseau central ». L’importance du transport public est donc de plus en plus liée à sa rentabilité ?

Rita Coeck. Ce n’est certainement pas notre vision. Nous voulons que De Lijn continue à jouer entièrement son rôle social pour la collectivité. Mais effectivement, voyez une société comme FlixBus. Le ministre flamand de la Mobilité Ben Weyts (N-VA) a récemment supprimé l’interdiction d’effectuer des liaisons urbaines qui sont en concurrence avec les transports publics. FlixBus parcourt désormais exactement les mêmes trajets que De Lijn ou la SNCB. Ces chauffeurs travaillent dans de très mauvaises conditions, alors qu’il utilisent l’infrastructure publique : les arrêts et les bandes de bus prévus pour De Lijn. Cette sorte d’entreprise a très peu de coûts d’investissement, mis à part leurs véhicules, alors que leurs chauffeurs ne gagnent que des salaires de misère. Ce genre de conditions de travail, c’est du dumping social organisé.

De plus en plus de villes, comme par exemple Dunkerque, et même un pays comme le Luxembourg optent pour la gratuité des transports en commun. Qu’en pensez-vous ?

Rita Coeck. Personnellement, cela fait trente ans que je suis pour. On oublie que l’utilisation payante engendre aussi des coûts importants, comme les contrôleurs, les automates d’achat de ticket, le traitement du cash, les guichets de vente, les tickets eux-mêmes, les systèmes de données et de SMS... De plus, je trouve que c’est un véritable scandale que Ben Weyts fasse à nouveau payer les plus de 65 ans. C’est une pure opération d’austérité sur le dos des pensionnés.

Il faut aussi mentionner l’échec du méga-projet Retibo (Registratie, Ticketing en Boordcomputer), dont la facture a été plus de 150 millions d’euros. Au final, le projet s’est avéré beaucoup trop complexe, il ne fonctionne pas comme prévu et il a donc été amorti plus tôt, après des années de retard. Imaginez tout ce qu’on aurait pu réellement faire avec ces 150 millions d’euros.