Jane McAlevey : « Il ne faut pas compter sur Biden, mais lui mettre la pression »

Durant les dernières élections américaines, quel a été le rôle joué par la classe des travailleurs et les syndicats ? Comment envisagent-ils l’avenir ? Pour répondre à ces questions cruciales, nous avons interrogé Jane McAlevey, professeure en relations du travail à l'université de Californie à Berkeley.

Le soulagement. C’est le sentiment qui domine chez Jane McAlevey après l’élection présidentielle de novembre dernier. « Nous avons réussi à chasser un président effroyable, constate-t-elle. Trump représentait une politique dangereuse et violente. Il a fait de la violence une chose qui allait de soi. »

L'interview commence en-dessous de la photo.

Pour quel président la classe ouvrière a-t-elle voté ?

Jane McAlevey. Aucune étude fiable n’est encore disponible. Mais beaucoup trop de travailleurs ont voté pour Trump. Parce que les démocrates mènent une politique néolibérale depuis 40 ans, avec des accords de libreéchange désastreux qui ont rendu les riches plus riches et plongé des millions de travailleurs dans la pauvreté. La classe ouvrière cherchait désespérément quelqu’un qui fasse les choses différemment. Peu importe comment, du moment que quelque chose change. C’est ainsi que des travailleurs en sont arrivés à Trump, la star de la télévision.

Il y a quatre ans, les syndicats ne se sont guère impliqués dans la campagne électorale. Ils étaient convaincus que Trump allait perdre. Ils se sont basés sur les sondages au lieu d’écouter ce qui se passait réellement dans la classe ouvrière. Cette fois-ci, ils n’ont plus fait cette erreur.

►►► À lire aussi : Trump : anti-establishment et pro-classe ouvrière ?

Quel rôle les syndicats ont-ils joué dans cette campagne ?

Jane McAlevey. Biden a gagné grâce aux syndicats progressistes. Dans les six « Swing States », les États-clés, ils ont mis beaucoup de moyens. Des milliers de syndicalistes ont travaillé jour et nuit pour la campagne de Biden : porte à porte, coups de fil aux électeurs, messages, meetings en ligne... Et au bout du compte, Biden a gagné de justesse dans ces États-clés. Sans le soutien massif des syndicats, Biden n’aurait pas gagné.

Qu’attendez-vous de Biden ?

Jane McAlevey. En 2016, les syndicats ne se sont pas impliqués dans les élections, convaincus que Trump allait perdre. Cette fois-ci, ils n’ont plus fait cette erreur. Il y aura moins de tirs sur les piquets de grève et les manifestants. Nous retrouverons une certaine liberté pour défendre nos droits. Et j’attends également des démocrates qu’ils fassent quelque chose pour résoudre la crise du coronavirus, au lieu de la nier comme l’a fait Trump.

Mais cela ne signifie pas que nous soyons libérés des politiques néolibérales. Le choix des ministres par Biden le montre : tous sont des représentants du grand capital. S’il n’y a pas de politiques en faveur des travailleurs, les démocrates perdront les élections de 2024 ainsi que leurs sièges parlementaires dans de nombreux États progressistes. Trump est devenu populaire en raison de l’échec des démocrates, qui étaient sous l’influence du grand capital. Cela n’a pas changé.

►►► À lire aussi :
Que pouvons-nous attendre de Joe Biden en tant que nouveau président des États-Unis ?
Trump a perdu. Mais n’espérons pas trop de Biden…

N’est-ce pas déprimant pour les syndicats ?

Jane McAlevey. S’ils pensent que le parti démocrate va tout résoudre pour eux, c’est effectivement déprimant. Une partie de la direction syndicale pense malheureusement de la sorte. Mais ils vont déchanter, comme avec Obama. Sous sa présidence, les syndicats n’avaient pas le droit d’écrire quoi que ce soit de négatif sur les démocrates, ni d’appeler à la grève, car ils faisaient le jeu de la droite. En raison de leur attitude passive, la classe des travailleurs a continué à reculer et elle a fait progresser Trump et la droite populiste.

Pour rendre la gauche forte, il faut un large mouvement populaire, avec des grèves et des protestations. Les travailleurs doivent cesser de placer de vains espoirs dans n’importe quel président. Il ne faut pas compter sur Biden, mais lui mettre la pression, par des grèves. Il ne faut pas rester dans l’attente, mais le contraindre à répondre aux revendications des travailleurs.

Quelles sont leurs revendications les plus importantes ?

Jane McAlevey. Les énormes réductions d’impôts que Trump a accordées aux millionnaires doivent être supprimées. Il devrait également y avoir une taxe-pandémie pour les entreprises et les millionnaires qui se sont enrichis pendant la crise. Aux États-Unis, les riches ont vu leur capital augmenter de 34 %. Si nous prélevons 90 % sur leurs bénéfices supplémentaires, nous aurons un joli budget pour des investissements vitaux. Le système des soins de santé est une catastrophe et nécessite des milliards.

Je pense aussi à l’enseignement, sur lequel on a économisé à mort au cours des dernières décennies. Il y a trop peu de personnel, les bâtiments sont vétustes et sans ventilation, sans eau courante. Imaginez cela en période de coronavirus. Les écoles ne sont pas du tout sûres. Mais pour beaucoup d’enfants, l’école est le seul salut. À la maison, ils sont mal nourris et ont des problèmes de croissance car leurs parents sont extrêmement pauvres.

Comment faire aboutir ces revendications ?

Jane McAlevey. Par des grèves contre Biden et les grandes entreprises. Non pas des actions symboliques mais des grèves massives. Comme lors de la grève dans l’enseignement en 2012 à Chicago. L’ensemble du secteur s’était alors mobilisé pour plus de personnel, de meilleurs salaires et contre la privatisation.

L'interview continue en-dessous de la vidéo.

Mais ils se heurtent à une élite patronale qui les ignore. Plus de 90 % du personnel de l’éducation s’est mis en grève, pendant 9 jours. Et ils ont gagné. Cela a redonné de l’espoir à tout le mouvement syndical. En 2019, ils ont à nouveau fait grève pendant 15 jours et, une nouvelle fois, ils ont gagné.

Bien sûr, une telle chose ne se fait pas comme ça du jour au lendemain. Je compare parfois cela aux muscles : la première fois que vous allez à la salle de sport, il vous est impossible de soulever 70 kg. Le potentiel est là, mais vous devez travailler dur pour renforcer vos muscles.

►►► À lire aussi : États-Unis : comment les travailleurs ont réussi à faire doubler le salaire minimum

Les syndicats se sont-ils renforcés ?

Jane McAlevey. Il y a une évolution positive. Surtout depuis la grève de Chicago. Ce modèle de grandes grèves ambitieuses a inspiré les militants syndicaux dans tout le pays. Nous avons connu un autre coup de boost en 2016. Des milliers de jeunes ont découvert la politique de la gauche radicale et se sont engagés dans la campagne de Bernie Sanders. Ils ont découvert qu’il existait une alternative au néolibéralisme et ont appris à s’organiser à grande échelle. Après la campagne, de nombreux jeunes étaient enthousiastes. Ils ont cherché un moyen de s’impliquer davantage et ont rejoint le syndicat. C’est exactement ce dont les syndicats avaient besoin : toute une génération de jeunes militants de gauche.

►►► À lire aussi :
Ces jeunes élus qui bousculent la gauche américaine
« Comment éviter les autoritarismes de demain ? En reconquérant la classe ouvrière »