L’urgence climatique de relancer le rail international européen : des actes derrière les paroles

La COP 26 donne lieu à de nombreuses déclarations d’intention sur le climat. Plus que des paroles, il est grand temps pour des actions rapides et concrètes. Le transport est un enjeu clé en Europe. Il représente l’un des premiers postes d’émissions de gaz à effet de serre, avec un quart du total européen, et le seul qui a augmenté depuis 1990.

Pour les déplacements à longue distance, comme vient de le rappeler Greenpeace, le train pourrait remplacer la moitié des liaisons aériennes, en permettant aux gens de se déplacer à un prix accessible. Cela préserverait l’environnement et développerait l’emploi. Il existe d’ores et déjà une alternative ferroviaire en moins de six heures pour un tiers des vols courts en Europe. La majorité de la population belge et européenne est favorable à une relance du chemin de fer international. Même les gouvernements belges et européens disent vouloir relancer le rail. Alors, pourquoi rien ne bouge ?

Comment les logiques de marché ont tué le train international et empêchent sa renaissance

Comme l’explique Alexander Gomme dans un article récent de Lava, la situation actuelle est la conséquence directe des politiques de libéralisation européennes.

À partir des années 90’, l’Union européenne a imposé la création d’un marché concurrentiel du transport international et la libéralisation du chemin de fer et du transport aérien, en lieu et place d’une régulation publique.

Cette politique a provoqué la quasi-disparition des trains internationaux, qui se basaient sur la coopération des opérateurs publics européens de chemin de fer. Plutôt que de travailler ensemble, les compagnies et les gestionnaires du réseau ferroviaire sont devenus des acteurs en compétition sur le marché. Ils ont commencé à se facturer leurs prestations et l’accès au réseau.

De leur côté, au nom des mêmes règles de libre concurrence, les États membres se sont vu interdire de financer des services publics internationaux de transport. Ainsi, seuls les services ferroviaires rentables (et très chers pour les voyageurs) se sont maintenus, comme les liaisons TGV. Les trains internationaux classiques, de jour ou de nuit, qui répondaient plutôt à une logique de service public, ont en revanche presque disparu du paysage européen.

Tout bénéfice pour les compagnies privées de transport aérien, qui profitent de l’absence de taxation du carburant, de gros subsides publics et de l’accès à faible coût aux infrastructures aéroportuaires majoritairement financées par l’argent public pour proposer des prix moins élevés.

Aujourd’hui, si le discours officiel semble plus favorable au rail, ces mêmes règles de marché empêchent une relance significative du train. Des projets de relance de liaisons ferroviaires internationales sont bloqués par l’absence de rentabilité immédiate et donc de candidats pour exploiter les lignes. Le manque d’investissement public dans le rail rend l’infrastructure peu performante et intégrée à l’échelle européenne, ce qui bloque certains projets de trains internationaux. Au nom des baisses de trafic et de revenus liées au coronavirus ou suite à des conflits entre opérateurs, de nouveaux trains ont été supprimés récemment, par exemple entre Paris et Venise ou entre l’Espagne et le Portugal.

Comme des éclaircies dans la grisaille, des services ferroviaires internationaux renaissent malgré tout. Pensons notamment aux célèbres trains de nuit autrichiens « NightJet », qui relient maintenant Bruxelles à Vienne et prévoient de nouvelles liaisons à travers l’Europe, mais aussi aux chemins de fer suisses ou suédois. C’est justement en s’écartant des règles de marché que ces développements sont possibles. Ces trois pays ont décidé de reconnaître les trains internationaux comme un service public et de les organiser et financer comme tels : réinvestissement dans le matériel roulant, accès facilité au réseau, subsides pour assurer le fonctionnement et des tarifs abordables…

Le climat, les travailleurs et les voyageurs perdants du modèle européen

En Europe, près de 50 % des déplacements de plus de 1 000 kilomètres s’effectuent en avion, contre moins de 8 % en train, et 40 % en voiture. Le transport aérien a connu une croissance de plus de 80 % de ses activités au cours des vingt dernières années, contre 20 % pour le rail et 15% pour la route.

Cette situation pose un problème climatique majeur. Le transport aérien a un impact climatique jusqu’à 80 fois supérieur au chemin de fer pour un même trajet. La croissance du transport aérien va de pair avec une hausse des émissions de gaz à effet de serre, elles ont augmenté de près de 30 % en dix ans. Si l’épidémie de coronavirus a induit une rupture de tendance, le trafic aérien devrait revenir à la situation d’avant crise dès 2024 et reprendre sa croissance ensuite.

À court terme, les alternatives techniques pour réduire ces émissions sont limitées : le développement d’avions électriques ou à hydrogène n’interviendra pas avant 2035 et l’utilisation de carburants de synthèse en remplacement du kérosène pose des problèmes techniques et environnementaux qui rendent leur utilisation à grande échelle peu probable. Ainsi, les scénarios climatiques européens envisagent une hausse de 15 à 20 % de la consommation de kérosène et des émissions de gaz à effet de serre du transport aérien à l’horizon 2030.

Les autres perdants de cette politique sont les travailleurs du secteur, qu’ils soient dans le ferroviaire ou l’aérien. Sous la pression de la concurrence et des logiques de marché, leurs conditions de travail se sont fortement dégradées. Dans les entreprises « historiques », que ce soient les compagnies de chemin de fer ou aériennes, les statuts des travailleurs sont remis en cause, la charge de travail augmente, le nombre d’emplois diminue et de nombreuses tâches sont sous-traitées au nom de la compétitivité et de la concurrence de tous contre tous. Chez les nouveaux acteurs privés, le modèle « low cost » s’impose, associé à des conditions de travail encore plus mauvaises, tirant tout le secteur vers le bas.

Enfin, même si ces politiques ont été menées au nom de la liberté de circulation des Européens, ceux-ci sont loin d’être gagnants. Les services de transport se dégradent dans les chemins de fer faute de financement suffisant et de politique volontaire. Les services performants, comme les TGV, proposent des tarifs inabordables pour les familles. Restent donc les avions (ou bus) low cost, et leurs conditions de voyage dégradantes ou, pour la grande majorité des travailleurs européens, l’impossibilité de voyager à longue distance, faute de revenus suffisants.

En Belgique, rien ne bouge…

Comme le rappelait Maria Vindevoghel il y a quelques mois, la politique belge est exemplaire de l’échec de ces politiques européennes.

Tout d’abord, l’application de la libéralisation du chemin de fer international a induit la disparition complète des trains de nuit en 2004 (jusqu’à la relance par l’entreprise publique ferroviaire autrichienne d’une liaison entre Bruxelles et Vienne en 2020) et la réduction des trains internationaux à l’offre TGV et quelques trains transfrontaliers. Au niveau du transport aérien, l’ouverture à la concurrence a conduit à deux faillites successives de la compagnie nationale, Sabena puis Brussels Airlines, menant à la disparition de milliers d’emplois, malgré l’injection de centaines de millions d’euros d’argent public.

Aujourd’hui, même si le gouvernement fédéral affiche des ambitions de relance du chemin de fer, dans les faits rien ne bouge vraiment. Il n’y a pas de volonté de remettre en cause les logiques de marché européennes, qui viennent pourtant de bloquer un projet concret : la liaison ferroviaire entre Malmö en Suède et Bruxelles, envisagée par le ministère des transports suédois, ne verra jamais le jour faute de candidats prêts à prendre en charge les coûts des droits de passage sur les réseaux des pays traversés, notamment en Belgique.

Du côté budgétaire, les fonds consacrés à la relance des trains internationaux, 2 millions par an, sont tout à fait insuffisants et il n’existe d’ailleurs aucune ambition de nouvelle liaison de la part de la SNCB. Plus largement, malgré les déclarations d’intention, la poursuite des économies dans le rail et le manque de moyens mettent en péril le chemin de fer belge, au détriment des voyageurs, des travailleurs et du climat. En conséquence, pour décourager l’usage de l’avion, la seule mesure envisagée est d’établir une taxe fixe sur les billets, dont le montant et l’étendue restent flous. De toute façon, faute d’alternative, cette taxe risque d’avoir un effet limité en matière de report modal.

Reprendre le contrôle public du rail pour développer des alternatives sociales et climatiques et créer de l’emploi

Greenpeace le rappelle dans son étude, l’alternative au modèle actuel est connue : plus de trains et de meilleure qualité. De nouvelles liaisons de nuit et de jour plus fréquentes et plus rapides, basées sur la coopération entre États dans le cadre d’une stratégie européenne. Cette offre doit se développer dans une logique de service public, visant des tarifs plus bas et l’accès pour toutes et tous, familles, cyclistes, personnes âges, à mobilité réduite… Des fonds publics doivent être dégagés pour moderniser le réseau et le matériel roulant.

Le PTB partage ce constat. Mettre en œuvre cette relance des trains internationaux nécessite une reprise en main publique du transport ferroviaire international. Une maîtrise publique et unifiée permettra d’organiser une desserte européenne efficace, avec une structure tarifaire claire et intégrée et des prix plus bas, fixés selon des critères démocratiques basés sur des besoins sociaux et climatiques et non des objectifs de rentabilité pour les investisseurs. Moins de directeurs, moins de bureaucratie, une communication plus fluide sur le terrain, où toute l’énergie est consacrée à l’activité principale: des trains confortables, rapides, fréquents, à prix abordables et accessibles à tous. Rompre avec les règles de marché permettra aussi de relancer l’investissement dans le chemin de fer, pour maintenir et développer l’infrastructure, créer de nouvelles liaisons, augmenter les fréquences et construire du matériel roulant moderne.

Une reprise en main publique du rail européen est aussi indispensable pour protéger et développer l’emploi. Pour les cheminots, il s’agit de rompre avec la libéralisation pour mettre fin aux mesures d’économie prises au nom de l’ouverture à la concurrence et qui mènent à la destruction des statuts et de l’emploi. Une politique publique de relance du chemin de fer international est aussi un vecteur de création d’emplois, dans la fabrication de matériel ferroviaire, dans la construction des infrastructures et dans les services de transport. Une étude française chiffre ces nouveaux emplois à plusieurs centaines de milliers. La maîtrise publique est aussi nécessaire pour garantir un emploi à ceux qui travaillent actuellement dans l’aviation (stewards, pilotes, bagagistes, personnel d’enregistrement), dont l’avenir est incertain selon la logique capitaliste, mais qui seront indispensables pour développer un service ferroviaire européen ambitieux.

Les syndicats, les associations d’usagers, les ONG environnementales réclament une reprise en main publique du rail international européen. Des plans existent, au niveau belge et européen pour mettre œuvre une stratégie ambitieuse. De nombreuses liaisons pourraient être mises en place immédiatement. La COP 26 est l’occasion de mettre la pression pour revendiquer un changement de modèle de société. Derrière les beaux discours, nous voulons voir des actes pour éviter le péril climatique et sortir de la crise sociale.