La réforme de la justice de Koen Geens ne passe pas : une victoire contre le Gouvernement fédéral

Le Parlement vient de voter un texte reprenant plusieurs réformes judiciaires. Un véritable affront pour le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) : celui-ci avait essayé, dans la première version du texte, de faire passer des réformes fondamentales sur l'organisation des audiences et les droits des justiciables. Mais cette tentative a échoué suite à la mobilisation des acteurs de la justice et des partis d'opposition, dont le PTB.

On parle parfois de la « stratégie du choc » : profiter d'un moment de grande crise ou d’un désastre dans la population pour imposer des mesures politiques qu'il aurait été difficile de faire passer à un autre moment. Visiblement, c’était la tactique de Koen Geens pour imposer sa vision du fonctionnement de l'appareil judiciaire. En effet, il a tenté d’utiliser les conséquences du coronavirus sur la justice pour rendre permanentes des mesures temporaires d'organisation des Tribunaux, appliquées pendant le confinement.

Le coronavirus comme prétexte

Dans le cadre des pouvoirs spéciaux mis en place pendant la crise, des mesures spéciales avaient été adoptées via un arrêté royal. Tout d'abord, la procédure écrite était devenue la règle pour les affaires en matière civile (commerce, droit du travail, droit familial, ...). Cela signifie que, dans la grande majorité des cas, les audiences étaient annulées et le juge tranchait le dossier uniquement sur base des documents écrits se trouvant dans le dossier (à savoir, les conclusions et pièces déposées par les avocats). Par ailleurs, toujours à cause du confinement, la possibilité de « remplacer » une audience par une vidéoconférence avait aussi été introduite.

Si ces mesures exceptionnelles, qui « vident » les salles d'audiences de leur public, avaient un certain intérêt durant la crise sanitaire, elles ne devaient pas se poursuivre après le déconfinement. En effet, elles représentent un danger pour la démocratie, et creusent davantage les inégalités sociales face à la justice.

Mais le ministre de la Justice a tenté de rendre ces mesures permanentes en les insérant dans un texte général sur la justice, et en faisant passer ce texte en urgence, avec le coronavirus comme prétexte. En réalité, la plupart de ces mesures n’avaient rien à voir avec le coronavirus… Dans cette proposition de loi « fourre-tout » s'étaient donc glissées des propositions de changements importants, qui sont contestables sur plusieurs points.

Se contenter des écrits : moins d’impartialité, moins de démocratie

Généraliser la procédure écrite se ferait au détriment des citoyens. Ceux-ci ont tout intérêt à pouvoir exposer leurs arguments lors d’une plaidoirie. Car, si le juge doit uniquement se servir de ce qui a été écrit, ce sont les parties les plus puissantes (l’État, les entreprises, ...) qui en sortent gagnantes. Elles ont en effet plus d’argent pour payer des avocats qui mobiliseront toutes leurs compétences et prendront tout le temps nécessaire pour développer des arguments en détail.

De plus, la plaidoirie et les débats entre avocats, juges et justiciables n'existeraient plus. Or, pour les personnes qui se défendent sans avocat, ou qui ne sont pas au courant du fonctionnement des procédures judiciaires, participer à ces échanges est fondamental. Écrire et lire des arguments ou la description d’une situation est une chose, mais faire face à un être humain et prendre une décision ayant un impact sur sa vie après l’avoir entendu en est une autre. Lors d’une audience, la ou le juge peut également poser des questions, interagir avec les personnes face à lui. Cela devrait d’ailleurs être plus encouragé, pour que l’audience soit un vrai moment d’échange entre les différentes parties.

Prenons un exemple concret : un juge est amené à trancher sur une garde d’enfants. C’est une décision très importante, qui va avoir un réel impact, à la fois sur les parents, et sur les enfants. Pour la prendre de manière vraiment éclairée, il doit pouvoir entendre les deux parents, leur poser des questions sur leurs habitudes de vie, sur leurs projets, et sur leurs relations avec les enfants. De même, imaginons qu’un employé soit licencié pour une raison qu’il considère comme abusive. Le juge doit pouvoir poser des questions concrètes au travailleur et à son employeur afin de se faire une idée précise sur les conditions et le climat de travail, les faits qui sont reprochés.

Actuellement, ce n’est déjà pas pas toujours évident pour un citoyen de se sentir entendu et compris par la Justice. Les procédures sont déjà trop peu humaines et éloignées de la population. Mais, si les gens n’ont même plus le droit d’exprimer leur point de vue, comment pourraient-ils encore avoir confiance en la justice ? Le droit à une vraie audience avec des plaidoiries oblige les juges à écouter les gens. Voilà pourquoi cette procédure ne doit pas disparaître.

Enfin, la publicité des audiences serait fortement réduite, puisque la procédure écrite supprime les audiences de plaidoirie. Aujourd'hui, en principe, tout le monde peut suivre toutes les audiences des différents Tribunaux. C'est une liberté importante, surtout dans le cadre de procès sensibles où une mobilisation de soutien a lieu. Il est donc crucial de préserver cette publicité.

La justice n’est pas entreprise

La visioconférence comme « norme » en matière pénale pose également de nombreuses questions. Elle instaure une grande distance entre les magistrats, les personnes jugées et les victimes, dans des matières où il s'agit de trancher des infractions contre les biens ou les personnes (vols, agressions, ...).

Koen Geens ne voit pas la justice comme un service public, mais comme une entreprise. Quoi de plus normal pour un ex-avocat d’affaires ? Sa vision de la justice correspond aux intérêts de ses anciens clients…

Dans la proposition du ministre Geens, le juge pourrait décider de remplacer une audience par une vidéoconférence, sans l'accord ni des avocats, ni des personnes concernées par l'affaire. En fait, derrière cette mesure se cache une volonté de rendre la justice plus « rentable ».

Aujourd’hui, les magistrats sont sous pression, et les moyens accordés à la justice sont insuffisants. « On connaît la logique managériale actuellement à l’œuvre dans la justice : course à la productivité, logique “du chiffre”, réduction des budgets », note la conférence du tribunal de Première instance francophone. « Dans un tel contexte, il suffira pour l’exécutif d’affirmer que le transfert des détenus coûte trop cher, ou qu’il est trop dangereux, pour que le juge se trouve devant le fait accompli : faute de détenus présents à l’audience, il n’aura d’autre option que de “choisir” la vidéoconférence. »

Koen Geens ne voit pas la justice comme un service public, mais comme une entreprise. Il faut réduire les coûts et rationaliser le fonctionnement. Quoi de plus normal pour un ex-avocat d’affaires ? Sa vision de la justice correspond aux intérêts de ses anciens clients...

Une fausse urgence

La technique employée par le ministre Geens pose problème. Il a tenté d'accélérer sa réforme en faisant déposer le texte par des parlementaires de son parti, le CD&V (on parle alors de proposition de loi et non de projet de loi).

Déposer ce texte, entièrement préparé par le ministre de la Justice, sous forme de proposition de loi lui permet d'éviter un certain nombre de formalités. Comme passer par le Conseil d’État pour que celui-ci se prononce sur la légalité du texte.

Ici, la proposition de loi a été déposée en urgence, sous prétexte que ces mesures entraient dans le « cadre de la lutte contre le coronavirus ». En réalité, très peu de ces mesures étaient liées au coronavirus et ses conséquences sur la justice. Il s'agissait plutôt d'un texte « fourre-tout » reprenant un ensemble de mesures très diverses, non-urgentes, et pas du tout liées à la crise sanitaire.

Ajoutons à cela qu’il n'y a eu de concertation avec la société civile quant au contenu du texte. Or, une réforme législative avec des conséquences permanentes devrait se faire en étroite collaboration avec les acteurs de terrain. Comme à son habitude, le ministre Koen Geens a voulu passer en force, et imposer sa vision, sans écouter les premiers concernés. Cette attitude lui vaut, depuis des années, des oppositions de nombreux magistrats et professionnels de la Justice.

Une victoire contre le gouvernement

C’est assez inédit pour être souligné : tous les acteurs de la justice se sont opposés au plan de Geens. Ce passage en force et en urgence sur des sujets aussi importants a été très mal accueilli.

C’est assez inédit pour être souligné : tous les acteurs de la justice se sont opposés au plan de Geens. Ce passage en force et en urgence sur des sujets aussi importants a été très mal accueilli. Tant les avocats que les magistrats et d'autres professionnels de la justice ont rapidement critiqué de nombreux aspects du texte : les Ordres des Avocats, le Conseil supérieur de la Justice, le SPF finances, l’Autorité de protection des données, la Chambre Nationale des Huissiers de Justice, le Conseil consultatif de la magistrature, ou encore l'Association syndicale des magistrats, … Tous ont remis des avis négatifs sur le texte.Finalement, les réactions et pressions des acteurs du monde judiciaire et des opposants politiques au texte (dont le PTB à la Chambre), ont réussi à faire plier le ministre Koen Geens : les mesures qui concernaient la procédure écrite ou la visioconférence ont été supprimées. Restent donc les « petites » procédures éparses qui ont été votées aujourd'hui.

C’est une victoire pour tous ceux qui sont attachés à une justice humaine, plus respectueuse des droits fondamentaux. Mais aussi contre le gouvernement qui n’écoute que les entreprises. Qu’un ministre qui peut compter sur une majorité au Parlement doive reculer sur ses propositions est un fait assez exceptionnel. C’est un message d’espoir à tous ceux qui luttent contre ce gouvernement.