Laura Zúñiga Cáceres :  « Je poursuis mon combat contre les facteurs structurels qui ont rendu possible l’assassinat de maman »

Il y a un an et demi, la mère de Laura Cáceres – Berta Cáceres – était assassinée pour son combat contre la construction d’un barrage. Berta était l’une des pionnières du COPINH, l’association de coordination des organisations indigènes et populaires du Honduras. Nous l’avons rencontrée.

En compagnie de son organisation, Berta Cáceres menait la lutte de son groupe de population autochtone, le peuple Lenca, contre la construction du barrage d’Agua Zarca, sur le Rio Gualcarque. En 2015, l’activiste se voyait décerner le prix Goldmann pour l’environnement, en quelque sorte le prix Nobel « vert » des Nations unies. Car Berta avait connu le succès avec cette campagne. Elle avait même envoyé la Banque mondiale sur les roses. Le 3 mars 2016, elle était abattue à son domicile. Jusqu’à ce jour, les commanditaires de l’assassinat n’ont toujours pas été condamnés.

Perdre sa mère et, un an et demi plus tard, se rendre dans un pays inconnu pour parler aux gens de la lutte de votre peuple et, chaque fois, devoir refaire le récit de l’assassinat de votre mère... Cela doit quand même être pénible, non ?

Laura Zúñiga Cáceres. En effet. Pendant très longtemps, je me suis aussi sentie très mal. Ma mère était parfaitement au courant qu’elle courait le danger d’être assassinée. Depuis pas mal de temps, elle recevait des lettres de menaces et, auparavant, elle avait déjà été emprisonnée. Elle avait très peur, mais cela ne l’empêchait pas de poursuivre son combat. Elle pensait d’abord à la lutte collective et moins à sa propre sécurité. Nous aussi, nous avons grandi dans cette lutte, mais elle voulait nous mettre à l’abri. Ma sœur aînée Bertita était au Mexique pour ses études quand maman a été assassinée. Moi-même, j’étais en route pour l’Argentine, à l’époque.

Le 2 mars, la veille de son assassinat, Maman m’avait encore emmenée à l’aéroport. Ce n’est que quand je suis arrivée à Buenos Aires que j’ai appris la nouvelle. Je n’ai jamais ouvert mon sac de voyage. Quand je suis rentrée au Honduras, le personnel de la sécurité nous attendait. Ils ont prétendu – dans la presse nationale et internationale – qu’ils avaient ramené les membres de la famille, alors que nos billets avaient été payés par les organisations du COPINH. Ç’a été le début d’un énorme cirque médiatique. Quand Bertita et moi nous nous sommes retrouvées à l’aéroport, elle a pris ma main et nous nous sommes promis une chose : nous ne pleurerions pas.

Bien vite on s’est aperçu que, suite à la commotion nationale et internationale provoquée par l’assassinat de ma mère, le COPINH avait obtenu toute une série de concessions de la part des autorités, pour des choses sur lesquelles l’État, en fait, n’avait absolument pas la moindre prise. Alors, nous – ma sœur et moi –, nous nous sommes unies dans la direction du COPINH. Ma sœur a fait elle-même la tournée européenne que notre mère était sur le point d’entreprendre. Comment elle est parvenue à faire tout ça, je n’en sais rien. C’était sa façon d’assumer la perte, en quelque sorte.

Moi-même, je me suis brusquement retrouvée face à un mur de chagrin, à mon retour d’Argentine. Tout ce que j’avais accumulé de chagrin non digéré est  ressorti. Ma mère était mon univers. Elle n’était pas seulement ma mère, la femme qui s’était toujours si bien occupée de nous, elle était également la seule personne avec qui j’étais à 100 % d’accord. Ses idées sur le monde et son approche de la lutte sociale m’ont toujours convaincue.

Quels sont les principes importants que vous avez appris de votre mère ?

Laura Zúñiga Cáceres. Maman nous a appris que l’on devait toujours remettre le statu quo en question par la discussion. Et, si les choses devaient changer, il fallait chercher les actions les plus efficaces pour y arriver. Elle mettait surtout l’accent sur l’organisation collective, pour augmenter fortement l’impact d’une action.

Elle était une rebelle qui s’insurgeait contre le système économique, contre les rôles sociaux imposés. Mais elle était aussi ouverte à l’avis des autres. Elle a été l’une des premières à comprendre qu’il existait de nombreux combats isolés qui pouvaient se renforcer les uns les autres. Elle a été très forte pour souder des alliances entre des organisations indigènes, des organisations qui travaillaient autour des droits du genre et même des organisations LGBT. Dans une société machiste conservatrice comme la nôtre, cela représentait une grosse menace.

Concrètement, comment agit le COPINH ?

Laura Zúñiga Cáceres. Le COPINH est un conseil populaire qui coordonne toute une série d’organisations populaires et d’organisations indigènes au Honduras. Notre organisation a une représentation dans cinq des huit départements du Honduras et quelque 200 communautés y sont affiliées.

Avec le COPINH, nous faisons de l’activisme citoyen. Le principe de fonctionnement de notre organisation s’appuie sur l’organisation des conseils et assemblées indigènes, du niveau local au niveau national, via l’organisation d’un Conseil général où l’on vote sur les thèmes les plus importants.

Ma mère avait 19 ans quand elle a cofondé le COPINH. Avant elle, jamais une femme n’avait encore dirigé une organisation nationale. Jamais auparavant, une femme n’avait eu d’autorité morale, en tant que figure dirigeante. Ma mère l’avait, elle. Grâce à elle, de nombreuses femmes indigènes se sont engagées. Par exemple, elle a choisi de créer, au sein de l’organisation du COPINH, des espaces favorables aux femmes, où elles pouvaient se réunir pour discuter de leurs problèmes spécifiques. Dans les horaires des assemblées populaires, des animations pour enfants étaient toujours prévues, afin que les femmes ne doivent pas rester chez elles pour s’occuper d’eux.

Au Honduras, les droits des minorités sont violés quotidiennement. C’est pourquoi une organisation comme le COPINH est confrontée à de nombreux défis, dont l’un des plus connus est notre résistance au projet de barrage hydroélectrique d’Agua Zarca, sur notre fleuve sacré.

Pouvez-vous nous parler de la situation au Honduras ?

Laura Zúñiga Cáceres. Le Honduras n’a jamais très bien fonctionné en tant qu’État. Il y a quelques décennies, nous passions pour une république bananière, parce que les multinationales fruitières contrôlaient toute la politique. En fait, depuis, pas grand-chose n’a changé. Ce sont les multinationales qui ont acheté notre pays et qui le gouvernent. Près de la moitié de la superficie du Honduras est consacrée à l’exploitation des minerais. Le cheval de bataille du Honduras, c’est ce qu’on appelle les « charter cities », les « villes à charte », des zones où les investisseurs étrangers peuvent appliquer leurs propres lois et où ils gèrent leur propre police et leur administration.

Quelques chiffres des Nations unies en disent assez sur mon pays : c’est l’un des pays d’Amérique latine au pourcentage de pauvres le plus élevé. C’est aussi l’un des pays les plus violents au monde. Dans mon pays vivent huit groupes de population indigène. Les Lenca, mon peuple, est l’un d’eux. Bien souvent, la population indigène est encore plus pauvre que les autres Honduriens pauvres. Nous vivons dans un contexte de racisme et de discrimination structurels.

Sous le président Zelaya, des améliorations étaient en vue, mais cet espoir a vite disparu. En 2009, l’opposition, soutenue par l’armée, a fait un coup d’État contre Zelaya, parce qu’il voulait organiser un référendum populaire sur l’instauration d’une assemblée législative, censée rédiger une nouvelle constitution. Il était déterminé à impliquer la population indigène.

Après le coup d’État, la situation s’est rapidement dégradée. Les protestations sociales ont été vues comme des actes terroristes. Notre organisation, le COPINH, a été dénigrée partout. La presse nationale nous a dépeint comme des terroristes qui employaient la violence contre les dirigeants d’entreprises et leurs travailleurs. Ce n’est donc pas par hasard si, entre 2009 et 2014, plus de 100 activistes de l’environnement ont été assassinés. Au Honduras, une impunité totale règne pour tous ces assassinats.

En outre, toute une série de lois ont été approuvées pour attirer des investisseurs étrangers au Honduras. Des entreprises peuvent disposer d’une concession sans qu’il y ait d’abord une concertation populaire. L’une de ces lois, la nouvelle loi sur l’eau, a privatisé d’importantes parties des cours d’eau afin d’y établir des barrages.

Cela nous amène au projet Agua Zarca. Comment avez-vous pu obtenir que le plus grand constructeur de barrages du monde et la Banque mondiale se retirent de ce projet ?

Laura Zúñiga Cáceres. L’entreprise hondurienne DESA avait en poche une licence de construction et un marché avec l’entreprise nationale d’approvisionnement en énergie. L’électricité produite devait être utilisée au profit des institutions publiques honduriennes. Une relation idéale entre le capital privé et le capital politique. Les investisseurs étrangers ont rapidement débarqué : les Hollandais de la FMO, les Finlandais du Finnfund, la Banque centraméricaine d’investissement économique (BCIE) et l’International Finance Corporation (IFC), l’institution de la Banque mondiale qui dispense ses avis et ses finances au secteur privé dans les pays en voie de développement. L’entreprise chinoise de construction Synohidro allait construire le barrage.

Pour nous, le Rio Gualcarque est sacré. Le fleuve et ses esprits ont une grande valeur spirituelle. La construction d’un barrage constituait donc une attaque contre notre culture indigène, une attaque qui, en plus, allait modifier totalement l’écosystème du fleuve. Le barrage va aussi assécher de très nombreuses terres agricoles des Lenca, terres dont ils ont impérativement besoin pour survivre. La résistance des Lenca a donc été acharnée. Il y a eu tout de suite un rapprochement avec le COPINH. Nous avons décidé d’organiser un blocage de plusieurs mois des voies d’accès au chantier de construction.

Dès les premières manifestations et blocages, nous nous sommes fait tirer dessus par les troupes stationnées sur les domaines privés. Notre camarade Tomas Garcia est mort en 2013. Suite à cet incident, la Banque mondiale et le constructeur du barrage se sont retirés, mais la DESA a bien vite déniché d’autres investisseurs. Et les violations des droits de l’Homme se sont poursuivies.

Il y a deux mois, nous avons remporté une nouvelle victoire : les banques hollandaise et finlandaise se sont également retirées suite aux pressions internationales. La banque interaméricaine, dont l’État espagnol est d’ailleurs l’actionnaire majoritaire, continue tout de même à investir dans le projet. Nous sommes énormément fiers de cette victoire. Poursuivre la lutte paie. Ma mère serait fière elle aussi.

Il n’y a toujours pas de justice dans l’enquête judiciaire sur l’assassinat de votre mère. Pourquoi ?

Laura Zúñiga Cáceres. Huit personnes sont actuellement en détention provisoire. Deux d’entre elles sont des travailleurs de la DESA. L’un des deux avait travaillé dans les services de renseignement de l’armée et il est accusé d’avoir établi le contact avec les deux tueurs à gages, dont l’un est un ancien militaire. Ils ont peut-être bien assassiné ma mère, mais les véritables commanditaires restent hors d’atteinte. Ainsi, il existe des indices manifestes que des dirigeants de la DESA sont impliqués, mais cela n’a jamais fait l’objet d’une enquête minutieuse.

Nous avons peu confiance dans l’enquête. Comment pourrait-il en être autrement ? Partout dans le monde, au Honduras aussi, les victimes ont un droit de regard sur l’enquête. Nous, nous devons simplement faire confiance à la justice. Nous n’avons aucun droit de regard, nous ne pouvons pas non plus faire mener une enquête par des experts indépendants. Il est clair que l’État hondurien ne veut pas révéler au grand jour certaines informations sensibles.

L’absence d’enquête transparente et réelle sur sa mort donne un signal clair : il est permis d’abattre quelqu’un pour des intérêts économiques.

C’est pourquoi notre slogan, au sein du COPINH, est devenu : « Justice pour Berta ». Il ne s’agit pas seulement de justice dans l’affaire de ma maman, mais aussi dans la lutte contre les facteurs structurels qui ont permis l’assassinat.

Article publié dans le magazine Solidaire de novembre 2017. Abonnement.