Olivier De Schutter (ONU) : « Lʼidée que la nourriture est une marchandise comme une autre a fait son temps »

50 millions de personnes menacées de famine, plus de 820 millions victimes de malnutrition. Ces chiffres (énormes) avancés par le rapporteur spécial de lʼONU Olivier De Schutter devraient provoquer un séisme et une rupture avec le modèle agricole actuel concentré dans les mains de quelques multinationales. Ce nʼest pas (encore) le cas. Mais le docteur en droit ne baisse pas les bras. Rencontre.

Le coût de la vie explose, on ne vous apprend rien. À lʼinstar du carburant ou de lʼélectricité, les prix des courses au supermarché – ou au marché tout court – battent des records. Mais ce phénomène est mondial. Il est différent en terme de violence, mais il est fondamentalement le même. « Dans nos pays riches, on a des systèmes de protection sociale – dont vous comme moi pensons qu'ils devraient être renforcés et améliorés – qui amortissent le choc pour la population en cas d'inflation. Comme l'indexation des salaires et des allocations sociales sur le coût de la vie. Mais 55 % de la population mondiale n'a aucune protection sociale : pas d'allocation de chômage, pas de pension, etc. Donc pour ces populations – qui, en plus, consacrent 70 % de leur budget à l'achat d'aliments – quand le prix du blé, du maïs augmente de 40 % sur les marchés internationaux, le choc est immédiat.

Cette distinction entre le court-terme – aider des personnes menacées de mort – et le moyen-terme est importante. Pour les 50 millions de personnes menacées de famine aujourd'hui, il faut de l'aide humanitaire. Point. Mais on ne peut pas donner une solution humanitaire pour les 820 millions de personnes (15 % de la population mondiale…) en état de sous-alimentation. Pour ces personnes-là, ce sont des solutions structurelles qu'il faut : investir dans la petite agriculture familiale, renforcer la protection sociale, augmenter le salaire minimum légal et s'assurer que les travailleurs sont protégés. C'est important de distinguer ces différents types d'insécurité alimentaire parce que les solutions sont différentes. »

Olivier De Schutter est professeur de droit à lʼUCLouvain, après avoir enseigné dans plusieurs universités américaines. Rapporteur spécial de lʼONU pour le droit à lʼalimentation entre 2008 et 2014, il occupe le même poste, mais sur les droits humains et la pauvreté cette fois. Des sujets intimement liés, comme il nous lʼa expliqué juste avant de partir se ressourcer en montagne...

On n'a jamais produit autant de nourriture et pourtant la faim dans le monde augmente. Comment peut-on expliquer ce paradoxe ?

Olivier De Schutter. Il y a deux aspects. Le premier, c'est que nous avons toute une série de régions qui sont très fragilisées par le changement climatique et les conflits. On assiste à des chutes de production liées à ces phénomènes. Des migrations de populations font que les personnes n'ont plus les moyens de produire pour elles-mêmes.

La deuxième explication, c'est que, bien que les récoltes de 2021 aient été bonnes et qu'on ne soit pas en situation de pénurie, les prix sont très élevés et pour les pays qui importent ce qu'ils consomment, les factures alimentaires sont devenues impayables. C'est le cas de beaucoup de pays d'Afrique du Nord, du Moyen-Orient, de la Corne de l'Afrique qui dépendent beaucoup d'importations, notamment de blé. Tous ces pays paient cher leurs importations. Ce sont des pays fortement endettés.

Quelles sont les causes de cette dépendance d'énormément de pays du Sud par rapport à quelques multinationales et d'autres pays d'ailleurs ?

Olivier De Schutter. On n'est jamais sorti d'un schéma de division du travail qui reste le schéma colonial où les pays jadis colonisés fournissent les pays riches en matières premières agricoles – comme en d'autres matières premières d'ailleurs. Et où les pays riches transforment ces produits agricoles pour les réexporter sur les marchés des pays d'où proviennent ces ressources. C'est d'ailleurs surprenant de voir que l'Union européenne, par exemple, est importatrice nette de calories. C'est-à-dire qu'elle importe davantage de calories qu'elle n'en exporte. Mais sa balance commerciale en matière de produits agro-alimentaires est positive parce qu'elle exporte des aliments à haute valeur ajoutée, comme des produits laitiers, de la viande ou des aliments transformés. Ce schéma n'a jamais été remis en cause. Pire, il a été approfondi par le niveau d'endettement très élevé de beaucoup de pays en développement. En fait, la dette des pays pauvres est libellée en euros ou en dollars en général. Et on ne peut pas rembourser une dette libellée dans ces devises-là en produisant du manioc ou du mil parce qu'il n'y a pas d'acheteurs vu que les populations occidentales en consomment peu de ces produits. Donc il faut produire du coton, du cacao, du café – des choses que la population des pays pauvres ne consomment pas, ou très peu. C'est cela qu'on peut vendre à des pays qui paient en dollars ou en euros. Donc le problème de la dette ne doit pas être sous-estimé.

En 2008, vous avez commencé à collaborer avec les Nations Unies. Vous étiez rapporteur pour le droit à l'alimentation. Qu'est-ce qui s'est passé cette année-là ?

Olivier De Schutter. En 2008, les prix du baril du pétrole étaient extrêmement élevés. Et au cours du printemps, les prix du soja, du blé et du maïs ont augmenté de 40 à 50 % sur les marchés internationaux. Le prix du riz a augmenté encore plus. On avait assisté à une augmentation des prix significative, au détriment, notamment, des pays d'Afrique de l'Ouest qui importent du riz d'Asie. Conséquence de ces augmentations de prix liées au prix du pétrole et du gaz : de nombreux pays ont adopté des restrictions aux exportations. Une panique s'est emparée des marchés. La spéculation a fait le reste en gonflant encore les prix de manière à former une sorte de bulle spéculative sur les marchés, avec des conséquences dramatiques pour tous les pays importateurs nets de denrées alimentaires. Et donc on a eu des émeutes de la faim dans une quarantaine de pays et un gouvernement en Haïti qui est tombé à la suite de ces émeutes.

A-t-on tiré les conséquences de cette crise ?

Olivier De Schutter. Malheureusement non. D'abord, on n'a pas remis en cause la dépendance de la production alimentaire sur les énergies fossiles. Ensuite, on n'a pas questionné la division internationale du travail.

Et enfin, on n'a pas créé, comme il l'aurait fallu, un mécanisme permettant de venir au secours des pays fortement endettés pour les aider à faire face à leurs factures alimentaires en cas d'augmentation soudaine des prix. Tout ça, on aurait pu le faire. La seule chose qu'on a fait après la crise de 2008, c'est qu'on a mis sur pied un système d'information sur les marchés qui s'appelle AMIS (agricultural market information system). Un système qui crée de la transparence, qui est censé créer de la confiance mais qui s'avère aujourd'hui insuffisant.

Certains commentateurs expliquent la crise alimentaire selon parfois une pénurie, parfois la sécheresse, parfois la guerre. Mais ce que vous dites, c'est quʼil y a des causes structurelles aux crises...

Olivier De Schutter. Oui, il n'y a pas qu'une urgence liée à une insuffisance de production et des solutions que les agronomes ou les ingénieurs peuvent mettre sur pied. Ce sont des questions politiques. Nous payons le prix d'un système qui a voulu favoriser la productivité et le développement d'un système agro-industriel très énergivore – car il en faut de lʼénergie pour les machines et les infrastructures. Cela au détriment de systèmes agricoles plus résilients, plus diversifiés et attentifs à la question de la souveraineté alimentaire – qui ne veut pas dire autarcie, mais qui veut dire encouragement à un équilibre entre les cultures d'exportation et les cultures vivrières (qui sont faites pour la consommation de celles et ceux qui la produisent, NdlR). Donc oui, il y a des causes structurelles et je pense que la crise actuelle est évidemment vue comme une opportunité par beaucoup d'acteurs pour pousser leur propre agenda. Mais le réflexe spontané consistant à dire : « les prix sont élevés donc il faut produire plus parce qu'il y a un mic-mac entre l'offre et la demande », c'est partir d'un faux diagnostic.

Quelles sont alors les causes de cette explosion des prix ?

Olivier De Schutter. Il y en a trois. Une cause qui a démarré début 2021 avec l'augmentation des prix de l'énergie. L'augmentation des prix alimentaires a démarré à ce moment là, puisqu'il y a un lien très étroit entre la production alimentaire et l'énergie : il faut beaucoup d'énergie pour fertiliser les sols avec des engrais azotés, pour faire marcher les machines, pour empaqueter et transporter, transformer les matières premières agricoles. Et par ailleurs, quand les prix de l'énergie sont élevés, la production d'agro-carburants augmente et donc la pression sur les marchés du soja, du maïs, du blé augmente.

La deuxième cause, c'est évidemment l'invasion de l'Ukraine par la Russie. On s'attend à une chute de production en Ukraine de 40 % [lʼentretien ayant été réalisé en juillet, ce chiffre peut avoir changé à lʼheure où vous lisez ces lignes NdlR]. Et par ailleurs, les exportations de Russie sont rendues compliquées par les sanctions adoptées à l'égard de la Russie.

La troisième cause – qui accentue les conséquences des deux premières causes – c'est la spéculation. Elle explique une grande partie de cette augmentation des prix. Les marchés paniquent parce qu'on ne sait pas quand le conflit ukrainien sera résolu, parce qu'on ne sait pas comment les prix de l'énergie vont évoluer. Et quand les marchés paniquent, la tendance des grands traders céréaliers, c'est de spéculer la hausse. Et quand tout le monde spécule à la hausse, ça conduit à une hausse des prix. Et quand on reçoit ce signal, qu'est ce qu'on fait ? On retarde les ventes, on stocke. On demande des prix plus élevés et ça conduit à un emballement très problématique.

Des millions de personnes menacées par la faim dʼun côté, des profits gigantesques de lʼautre. Ce nʼest donc pas la crise pour tout le monde…

Olivier De Schutter. Il y a sur les marchés agricoles une très forte concentration de pouvoir. En fait, les quatre firmes dominantes – Archer Daniels Midland, Belgium Cargill, Louis-Dreyfus et Bunge – contrôlent près de 80 % du marché de céréales.

Quand une firme occupe une position dominante sur les marchés, elle peut faire deux choses. Un : elle peut mettre les producteurs, les fournisseurs en concurrence, donc obtenir le meilleur prix. Ce qu'on appelle des « enchères à rebours ». Deux : elle domine des chaînes logistiques qui permettent de relier les producteurs aux consommateurs à l'autre bout du monde. Ce sont des marchés sur lesquels quand on est dominant, on peut accroître encore sa domination.

Nous avons assisté en Inde au plus grand mouvement social de l'histoire, en réaction à la volonté du gouvernement de privatiser une partie du secteur agricole. N'assiste-t-on pas finalement à la fin d'un système agricole dirigé uniquement par la recherche de profits ?

Olivier De Schutter. L'idée que l'agriculture et les produits agricoles peuvent être traités comme une marchandise comme une autre a fait son temps. Il y a deux raisons à cela. L'agriculture ne peut pas suivre la loi de l'offre et de la demande. Pourquoi ? Parce que quand les prix sont élevés, par exemple pour le soja, si tous les producteurs, sur tous les continents, produisent du soja, il va en résulter une surproduction de soja et une chute des prix huit mois plus tard. Et comme les prix vont chuter, plus personne ne va produire du soja. Et la saison d'après, les prix seront très élevés parce qu'il y aura une absence d'offre suffisante de soja. C'est pour ça que les États qui mettent sur pied, comme l'Inde, des systèmes de réserves alimentaires avec des achats des paysans à des prix garantissant des revenus relativement stables et un écoulement des réserves en période de prix haut pour lisser les prix d'une période à l'autre, c'est très intéressant et important.

La deuxième raison c'est que la pauvreté aujourd'hui dans le monde est encore principalement rurale. Et que si on soumet à une exigence de compétitivité l'ensemble des producteurs agricoles du monde, une masse considérable de petits exploitants agricoles dans les pays en développement est tout simplement menacée de disparaître. On ne peut pas mettre en concurrence le petit paysan malien ou indien avec le grand farmer du Midwest américain qui travaille avec les grandes machines agricoles, qui reçoit des subventions, etc. C'est complètement dingue de prétendre qu'on peut mettre en concurrence les différents producteurs.

On doit revenir à la raison et se rendre compte qu'il faut une régulation de l'agriculture, des marchés agricoles.

Comment sortir de cette crise alimentaire ?

Olivier De Schutter. Il faut agir à court-terme en annulant une partie ou la totalité de la dette de pays du Sud. À plus long-terme, il faut aider ces pays à regagner une souveraineté alimentaire, la capacité à se nourrir eux-mêmes, à investir dans la production locale. Il faut investir dans une agriculture durable, à faible usage d'intrants (produits utilisés pour améliorer le rendement des cultures, NdlR), une agroécologie réduisant la dépendance sur l'évolution des marchés de l'énergie, de la production alimentaire.

Et tout ça passe par un investissement d'argent public ?

Olivier De Schutter. Bien sûr. Mais le modèle agricole actuel dépend déjà de l'argent public ! Quand on examine la quantité de subventions que reçoit l'industrie des énergies fossiles, la quantité de subventions qui vont dans la politique agricole commune (PAC1) c'est très considérable. Le système actuel nous coûte très cher. Alors ça va coûter aussi d'opérer une transition agroécologique. Mais à terme, cette transition est un très bon investissement.

1. Politique mise en œuvre par lʼUnion européenne pour, officiellement, aider les agriculteurs européens via des subsides mais qui favorise dans les faits lʼagro-business. 80 % de ses subsides vont vers 20 % des entreprises agricoles