Que pouvons-nous attendre de Joe Biden en tant que nouveau président des États-Unis ?

Joe Biden a remporté les élections en formant une large coalition anti-Trump, ralliant des profils très variés, allant de quelques républicains modérés à des militants syndicaux et antiracistes. C'est une victoire importante sur Trump, le président qui a passé ses quatre années au pouvoir à enrichir ses amis milliardaires, à inciter au racisme et à diviser profondément le peuple américain. Mais quelle politique Biden va-t-il mener ?

Soyons clairs, au cours de sa campagne , le programme électoral de Biden a de plus en plus évolué vers la gauche, sous la pression de son adversaire démocrate Bernie Sanders, mais aussi sous la pression des syndicats et d'autres mouvements sociaux. Sanders, avec ses revendications de gauche, était l’un des favoris dans les sondages pour battre Trump. Avec d'autres figures de gauche liées au mouvement ouvertement socialiste DSA (Democratic Socialists of America), comme Alexandria Ocasio-Cortez, il a plaidé pour un impôt sur les grandes fortunes, une taxe sur les transactions boursières de Wall Street, une assurance maladie publique universelle, la réalisation du Green New Deal, un plan climatique ambitieux basé sur des investissements publics, et l’effacement des dettes pour les étudiants. Ces revendications étaient très populaires auprès des jeunes et des travailleurs et travailleuses.

Pour gagner contre Bernie Sanders lors de la primaire démocrate, Biden a dû obtenir le soutien de tous les autres candidats et de l'establishment démocrate, avec leurs donateurs financiers. Il a été contraint d'adapter son programme. Aujourd'hui, Joe Biden a le programme le plus à gauche depuis longtemps dans l'histoire des États-Unis. Sur papier, du moins. Par exemple, il déclare maintenant qu'il veut dépenser beaucoup pour l'enseignement, le logement et les infrastructures. Il a proposé d'augmenter le salaire minimum à 15 dollars de l'heure et de revenir sur les réductions d'impôts de Trump. Il préconise lui-même une sorte d'impôt sur les revenus des 1 % les plus riches.

Ce programme est en contradiction avec la carrière de Biden. Tout au long de sa carrière, il a toujours été dans l’aile droite du parti démocrate sur le plan économique. Connu comme l'ami des grands lobbies, il a souvent travaillé avec des sénateurs républicains. Biden, par exemple, est connu pour son combat acharné contre la révision de la législation américaine sur les faillites, la « Bancrupcy bill » de 2005. Cette loi obligeait les ménages endettés à rembourser leurs dettes par l'intermédiaire de sociétés de crédit pendant une période plus longue. Cela a ainsi permis d'augmenter les revenus des sociétés de cartes de crédit (qui sont largement implantées dans le Delaware natal de Biden, comme par hasard), tandis que les familles étaient confrontées à des pertes d'emploi et à l'accumulation de factures. Le secteur bancaire, y compris le géant des cartes de crédit MBNA, basé dans le Delaware, a dépensé plus de 100 millions de dollars en lobbying pour obtenir un amendement à la législation sur les faillites. Détail piquant, MBNA avait également engagé le fils de Biden, Hunter Biden, comme consultant de 2001 à 2005.

Il reste donc à voir quelle politique sociale il mènera maintenant qu'il a été effectivement élu. Biden a déjà déclaré qu'il ne voulait pas annuler les dettes massives des étudiants. Il ne veut rien savoir non plus de la proposition de Ocasio-Cortez de fixer des limites aux augmentations de loyer. Il est diamétralement opposé à l'aile gauche de son parti sur de telles mesures.

Veto contre Medicare for All

Les élections présidentielles coïncidaient avec des élections pour le Congrès et le Sénat. Au total, tous les candidats démocrates - il y en a 112 - qui se sont déclarés en faveur du programme de santé publique Medicare For All de Bernie Sanders et AOC, ont été (ré)élus. Parmi les travailleurs, l’idée que l’un des pays les plus riches de l'histoire ne dispose pas d'un système de santé publique accessible pour tous devient de moins en moins acceptable.

Avec la crise Corona, cette prise de conscience s'accroît... mais pas avec Joe Biden. Malgré la réforme des soins de santé menée sou Obama (un programme connu comme l’Obamacare), les soins de santé aux États-Unis sont restés un des systèmes les plus chers pour les patients et les plus rentables pour une poignée de grosses entreprises. Face à Trump, qui a menacé d'abolir Obamacare, privant ainsi encore plus d'Américains de leur droit fondamental à la santé, Biden apparaît comme un mieux. Mais il ne veut pas réellement changer la donne. Il s’est ouvertement opposé au projet Medicare for All durant toute sa carrière. Au cours de sa campagne, il a déclaré une nouvelle fois qu'il opposerait son veto si elle était adoptée par le Congrès.

Une politique climatique mi-figue mi-raisin

À première vue, Biden a élaboré un plan ambitieux pour le climat. À l’horizon 2050, les États-Unis doivent atteindre la neutralité carbone (plus d’émissions de gaz à effet de serre). Et ce, tout en s'engageant à faciliter la transition des travailleurs de l'industrie du charbon vers une nouvelle économie de l'énergie propre, qui créera plus de 10 millions d'emplois bien rémunérés. Il veut également investir 400 milliards de dollars dans la recherche sur les énergies propres au cours des dix prochaines années.

Ce que l'on sait moins, c'est qu'il veut utiliser pleinement deux technologies controversées. L'une d'entre elles est une méthode permettant d'écumer le dioxyde de carbone des cheminées, appelée en anglais « carbon capture ». Toutefois, selon les experts, cette méthode est inefficace et ne fait que prolonger la vie de l'industrie des combustibles fossiles.

L'autre est l'énergie nucléaire, qui produit aujourd'hui la majeure partie de l'électricité à faible teneur en carbone aux États-Unis. Cela contraste fortement avec le Green New Deal d'Ocasio-Cortez, qui préconise une élimination complète de l'énergie nucléaire, en raison des problèmes de stockage des déchets radioactifs et du risque de fusion du coeur d’un réacteur nucléaire. « Ce plan englobe une énergie nucléaire dangereuse, des biocarburants nuisibles à l'environnement et des rêves naïfs de captage et de stockage du carbone, qui perpétuent la dépendance aux combustibles fossiles », a déclaré Erich Pica, président de l'organisation Friends of the Earth Action. En outre, le plan de Biden ne mentionne nulle part une éventuelle interdiction du fracking, une méthode très polluante d’extraction du gaz de schiste.

Il est clair que Biden ne veut pas s’opposer aux puissants lobbies des entreprises, et qu'il choisit un entre-deux en matière d'ambitions climatiques. Pourtant, le plus grand émetteur de gaz à effet de serre (de l’histoire) au monde a justement besoin d'un plan très radical. Bernie Sanders, en revanche, a vu l'urgence : « Il n'y a pas de juste milieu en matière de politique climatique ». Pour ce qui concerne le financement de son plan climatique, Biden s'enlise dans le « business as usual », tandis qu'Alexandria Ocasio Cortez et son « Green New Deal » rompent avec la logique actuelle de marché, qui repose sur le soutien de l'État aux investisseurs privés, ou sur des partenariats public-privé où l'État fournit les fonds et le secteur privé encaisse les bénéfices. Ce plan a pourtant reçu un grand soutien et a été apprécié par les électeurs. Sur les 98 candidats aux élections qui se présentent comme défenseurs du Green New Deal, un seul n’a pas été élu.

Des fissures dans la large coalition anti-Trump

Maintenant que Trump a été évincé, la large coalition qui a fait gagner Biden se fissure rapidement. Au sommet du Parti démocrate, certains pensent que ce serait l'aile progressiste radicale, représentée par le groupe d’élues qu’on appelle « The Squad », qui aurait empêché le Parti démocrate d’obtenir une victoire plus marquante, parce que ses revendications seraient trop radicales.

L’une des principales représentantes de ce courant progressiste, Alexandria Ocasio Cortez, s’est défendue et a montré que beaucoup d'indices montrent exactement le contraire. De nombreux éléments montrent que si Biden a pu remporter la victoire de justesse, c’est justement grâce aux campagnes que les candidats de gauche ont menées sur le terrain. Par exemple, Rashida Tlaib, une membre du « Squad », a mené une campagne intensive dans l'État clé du Michigan, dans sa ville natale de Detroit. Avec une campagne intensive de porte-à-porte, son équipe a rendu visite à des dizaines de milliers de familles. Se pourrait-il que ce soit la raison pour laquelle Biden a battu Trump avec environ 150 000 voix de plus dans le Michigan, un État qu'Hillary Clinton avait perdu avec environ 11 000 voix de moins il y a quatre ans ?

Cette lutte au sein du Parti démocrate montre que le sommet du parti n'a pas du tout l'intention de changer de direction. Le journaliste Georges Monbiot met le doigt sur un point sensible : « Biden dit vouloir réconcilier toute l'Amérique, mais les États-Unis sont fondamentalement divisés entre les exploiteurs et les exploités, entre l'oppresseur et l'opprimé. On ne peut trouver aucune unité avec des kleptocrates et des oligarques. Toute tentative de prétendre que c’est possible conduira inévitablement à un échec politique et à une polarisation accrue. Si les Américains ne s’opposent pas diamétralement au grand capital, ils s’opposeront les uns aux autres. » Il prédit donc un retour et une nouvelle victoire du trumpisme si Biden poursuit la même politique que sous Obama.

Or Biden est bel et bien un homme de l'establishment et du statu quo. Il est le premier candidat à la présidence de l'histoire à avoir récolté plus d'un milliard de dollars pour sa campagne. Ses plus généreux donateurs viennent de Wall Street. Tout au long de sa carrière, il a développé des liens étroits avec des groupes de lobby des entreprises. Aujourd'hui encore, Biden veut préserver ses liens d’amitié avec ses amis milliardaires. « Je ne pense pas que cinq cents milliardaires soient la raison de nos problèmes. Les gens au sommet ne sont pas des méchants », a-t-il déclaré à plusieurs reprises au cours de sa campagne.

Pas plus tard que l’été dernier, Biden déclarait devant des centaines de riches donateurs réunis dans un salon du très fastueux Hôtel Carlyle, dans l'Upper East Side à New York : « [Si je suis élu président], personne ne changera son niveau de vie, rien ne changera fondamentalement. »

L'espoir d'un mouvement de gauche en pleine expansion

Il ne faut pas se faire d'illusions sur Biden, mais il y a aussi de l'espoir, car, pour la première fois depuis longtemps, un mouvement de gauche conséquente s'est réveillé, et sa croissance s’accélère. Il se distingue par le travail qu’il réalise dans des campagnes pour des revendications concrètes, telles que le salaire minimum à 15 dollars de l'heure. Avec la mobilisation large et soutenue contre le racisme et les violences policières, ou pour le climat. Mais aussi avec l'élection de nombreux nouveaux progressistes au Congrès américain. Ce mouvement lutte contre le pouvoir des multinationales, pour un réel progrès social, écologique et démocratique et refuse le parrainage de Wall Street.

L'espoir de changements fondamentaux positifs aux États-Unis dépend de la capacité de ce mouvement à continuer à se développer de manière autonome, et à établir des rapports de force qui conduiront à un véritable changement social.