Sénégal : un gouvernement de rupture, ça change quoi ?

Après 12 ans de politiques austéritaires menées par Macky Sall – pour le plus grand bonheur de lʼOccident et de ses multinationales – le Sénégal a un gouvernement de gauche. Plus de 6 mois après sa mise en place, Solidaire a rencontré des membres du parti au pouvoir afin dʼy voir plus clair.

« Le gouvernement ici mis en place ce 5 avril 2024 est un gouvernement de rupture, c’est un gouvernement qui incarne une transformation systémique plébiscitée par le peuple sénégalais le 24 mars 2024 à travers une élection au premier tour avec 54,28 % des suffrages. » Dire que quelques mois avant de se présenter devant la presse et de faire cette déclaration, le Premier ministre Ousmane Sonko dormait en prison... Que s’est-il passé ces derniers mois au Sénégal ? Pour comprendre comment un gouvernement anti-impérialiste a gagné l’élection présidentielle – pour la première fois de l’histoire du pays – et surtout ce que cela change pour la population, un petit retour en arrière est nécessaire.

De la prison au gouvernement

Issu du Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), Diomaye Faye est largement élu président en mars dernier grâce à un large mouvement populaire – durement réprimé par le pouvoir, qui tue plus de 50 manifestants entre 2021 et 2024. Son Premier ministre, Ousmane Sonko, est le fondateur du Pastef, parti anti-impérialiste, panafricain (qui cherche à unir les gens du continent pour s’émanciper de la domination occidentale), en lutte avec le néolibéralisme. Homme politique le plus populaire du pays, Sonko se fait écarter de l’élection présidentielle par Macky Sall (président de 2012 à 2024) qui le fait condamner pour viol en 2022. Faye, lui, est emprisonné quelques mois plus tard pour avoir… critiqué les juges qui ont condamné Sonko.

Les politiques néolibérales de Sall (privatisation des soins de santé, de l’agriculture et de la pêche, cadeaux aux multinationales occidentales, désinvestissement dans les services publics, etc.) et la mise hors-jeu de Sonko augmentent la colère populaire. Afin d’éjecter l’ancien pouvoir, différentes composantes de la population sénégalaise (syndicats, jeunes, société civile…) forment un mouvement populaire qui aboutit à la libération des deux hommes juste avant le scrutin.

Après une campagne-éclair, Faye, choisi par les militants du Pastef, est élu dès le 1er tour.

Une campagne offensive

Le Pastef a mené une campagne offensive, partout dans le pays. Pourtant, dès sa création en 2014, il est victime d’une répression brutale de la part du pouvoir.

Il sera déclaré illégal à plusieurs reprises mais jamais cela ne l’empêchera pas de continuer ses activités. « Nous sommes un parti de militants, de gens qui s’engagent dans les quartiers, dans les villes et les campagnes, à l’étranger pour récolter des fonds, etc. », explique Adja Binetou Mballo, une des responsables des Jeunes patriotes, mouvement de jeunes du Pastef, et du Mojip, son mouvement de femmes, à Bruxelles.

La plus ancienne colonie africaine française en quête de souveraineté

La victoire du Pastef s’explique donc par sa nature militante et par le mouvement populaire qui a voulu une rupture avec les politiques néolibérales. La domination de l’ancien colon français, sa monnaie confisquée (le Franc CFA, devise locale, est aux mains de Paris), les ressources naturelles bradées aux multinationales françaises (Auchan, Total…), les recettes du Fonds monétaire international (FMI) qui ne jure que par l’austérité, etc. tout ça – et bien d’autres choses encore – a été rejeté par le peuple sénégalais. Le Pastef a mis la question de la souveraineté nationale au coeur de sa campagne.

Car si le Sénégal est indépendant depuis 1960, sa colonisation par la France a commencé dès le XVIIe siècle. Ce qui en fait la plus ancienne colonie africaine française, et la porte d’entrée de la colonisation des autres pays de la région (Mali, Bénin, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, etc.).

Mais si son indépendance est inscrite sur papier, elle est moins évidente dans les faits, selon Adja Binetou Mballo : « L’Afrique a besoin d’une nouvelle ère pour arracher sa souveraineté. Au Sénégal, le poids des multinationales européennes – surtout françaises – est lourd et influence les meures prises par les politiciens locaux qui impactent notre quotidien. Nous devons enfin écrire notre histoire et c’est ce que nous sommes en train de faire. »

Une armée de soldates

Les femmes ont aussi un rôle moteur dans la victoire du Pastef, comme nous l’explique Maïmouna Dieye, présidente du Mojip et ministre de la Famille et des Solidarités, rencontrée elle aussi à ManiFiesta en septembre dernier : « Nous avons créé une caravane des femmes. Nous, les femmes du Mojip, nous nous appelons les « linguères », ce qui veut dire « femmes de valeur ». Car il ne suffit pas d’être une femme politique pour agir dans les intérêts des femmes. Nous, nous sommes des soldates. Alors que le président sortant voulait se maintenir au pouvoir, on a décidé avec les femmes de lancer la campagne électorale. On a dû échapper aux forces de l’ordre qui voulaient nous empêcher de faire de la politique. Mais on a montré que nous n’étions pas intimidées. Une semaine après, le président a dit qu’il se retirait. Mais on a continué. On a fait le tour du pays pour parler aux femmes. En parlant avec elles, on a développé des solutions dans tous les domaines. Cette caravane des femmes a grandi, grandi… À la fin de la campagne, on avait constitué une armée de soldates. »

Un premier bilan positif

Il est impossible de faire un bilan détaillé si tôt après l’élection – et après des décennies de poli- tiques menées contre l’intérêt du peuple. Un responsable du Pastef en Belgique nous confie que le fait que l’Assemblée nationale soit encore en grande partie aux mains des anciennes forces politiques balayées lors de la présidentielle bloque beaucoup de mesures du Pastef. Justement, de nouvelles élections législatives sont prévues fin de l’année.

L’avenir nous dira si le Pastef aura la majorité au Parlement, et si cela lui permettra d’aller plus vite dans la mise en place de son agenda. Mais on peut dire factuellement que des avancées sont concrétisées depuis l’élection de Diomaye Faye.

Une des premières mesures est la baisse des prix de produits de première nécessité : riz, huile, sucre et pain. « Les hommes d’affaires qui se faisaient de l’argent entre la production et la vente faisaient grimper les prix en s’en mettant plein les poches. Nous avons réduit leurs activités. La population paie maintenant un prix plus juste », explique la ministre.

Qui continue : « Des actes forts ont aussi été posés en matière d’audit de la gestion des finances publiques. Beaucoup de problèmes ont été décelés et des mesures seront prises. » La question de l’argent public est centrale. C’est aussi pour cela que le gouvernement sénégalais compte 25 ministres, soit 10 de moins que le précédent. « Plus globalement, on a décidé d’être rationnels au niveau des déplacements, de l’énergie, etc. On diminue les dépenses en matière de fonctionnement. Et nous voulons faire toute la transparence là-dessus », poursuit la ministre. Qui met aussi en avant la suppression d’organes coûteux ne servant qu’à rémunérer des fidèles de l’ancien pouvoir : « Cela nous fait économiser 15 milliards de francs CFA (23 millions d’euros, NdlR) chaque année pour des gens qui ne travaillent pas. »

Les ressources naturelles sénégalaises pour les Sénégalais

Autre sujet : la gestion des ressources naturelles. « Pour cette saison agricole 2024 2025, nous avons lancé des subventions. Et on a mis l’armée à contribution. Quand il faut acheminer des produits, c’est l’armée qui s’en occupe et plus des mercenaires qui gardaient une partie pour eux. » La gestion de l’agriculture et de la pêche (qui occupent 50 % de la population active) est un thème que le Pastef a réussi à mettre à l’agenda. Les gouvernements précédents ont vendu la terre et l’eau aux multinationales occidentales via des accords de libre-échanges ? Ces accords sont gelés dès l’arrivée de Faye à la présidence, pour les renégocier dans l’intérêt de la population locale.

Dans le même ordre d’idées, le gaz et le pétrole, que le Sénégal vient de commencer à exploiter, doit aussi servir aux besoins du peuple via une ré-industrialisation du pays : au lieu de tout vendre aux multinationales en vue de l’exportation, le gouvernement veut que cela serve à développer une industrie qui transformerait ces ressources en produits.

Le Pastef a aussi voulu envoyer un signal fort en demandant aux membres du gouvernement un engagement très concret : « Pour renforcer la prévention des inondations, le premier samedi du mois, tous les ministres et le président sortent dans des zones sinistrées ou à risque pour nettoyer les caniveaux, entretenir les systèmes d’évacuation d’eau, planter des arbres, etc. Et ici aussi, l’armée est mise à contribution. Nous voulons ainsi impliquer la population, sur base volontaire, en leur donnant envie de nous rejoindre. »

Lien avec les pays « rebelles »

Ces deux dernières années, la région a été secouée par des putschs. Le Mali, le Burkina Faso et le Niger, qui comptent à leur tête un gouvernement de militaires ayant un certain soutien populaire grâce à leur positionnement anti-impérialiste, ont formé l’Alliance des États du Sahel (AES). Diomaye Faye et son équipe ont décidé de ne pas rejoindre cette nouvelle coalition. Mais cela ne veut pas dire qu’ils la rejettent. Le président et son Premier ministre se rendent dans ces pays afin de discuter de questions stratégiques : protection du territoire face aux organisations terroristes, souveraineté militaire, etc.

Diomaye Faye a même été nommé « négociateur » par la Cedeao (Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest, un organisme historiquement dominé par les forces impérialistes) afin de faire le lien avec les gouvernements de l’AES. Le nouveau pouvoir sénégalais choisit une autre stratégie que l’AES en cherchant à faire bouger les choses depuis l’intérieur de la Cedeao.

Vers un changement de système

Il reste évidemment de grands chantiers, qui demandent plus que six mois et un gouvernement pour être menés à leur terme – sortie du Franc CFA, nationalisation de certains secteurs, développement des services publics, etc. – mais les premiers signes sont encourageants pour la population. Comme le dit Maïmouna Dieye : « Tout cela, et bien d’autres choses encore, s’inscrit dans un projet de changement systémique. Il faut l’écrire : nous voulons une transformation systémique, pas juste de la communication ou agir sur des détails, mais contre un système... »