Turquie : de plus en plus de doutes sur le rôle joué par l’Otan dans la lutte contre Daech

La ville turque d'Istanbul vient d'être le théâtre d'un attentat. Un de plus dans ce pays de plus en plus touché par le terrorisme. En Turquie, des voix s’élèvent pour accuser le gouvernement d’avoir laissé passer des combattants et même d’avoir fourni des armes à Daech. En même temps, la Turquie a elle aussi été touchée par des attentats meurtriers commis par l’organisation terroriste. Qu’en est-il et quel est le rôle joué par l’Otan ?

L’insécurité et la terreur causées par les djihadistes, la population turque connaît très bien. En 2015, des attentats à Suruç et Ankara, que le gouvernement turc a attribué au groupe terroriste Daech, ont fait plus de 130 morts et 500 blessés. De plus, beaucoup d’habitants du sud de la Turquie se plaignent de l’insécurité sur place. Pendant des années, la frontière turco-syrienne a été une passoire pour de nombreux djihadistes étrangers qui veulent rejoindre des groupes terroristes en Syrie. Souvent ces gens séjournent au sud de la Turquie pendant un certain temps. Certains journalistes turcs accusent maintenant leur gouvernement de ne pas seulement avoir laissé passer des combattants, mais même d’avoir fourni des armes à Daech. Si le gouvernement belge tient à la lutte contre Daech, il doit prendre ces inquiétudes émanant de la société turque très au sérieux. Membre de l’Otan, la Turquie est en effet un allié militaire officiel de la Belgique et de l’Occident en général.

Impliquée en première ligne

Pays voisin de l’Irak et de la Syrie, dont Daech contrôle une partie, la Turquie est évidemment concernée directement par la guerre qui ravage ces pays. Depuis 2011, le gouvernement turc vise le président syrien Bachar Al-Assad et souhaite un changement de régime à Damas. Déjà en 2011, quelques mois après le début du conflit armé en Syrie, le gouvernement turc a défendu l’option d’un « changement de régime » à Damas. Ceci allait de pair avec un soutien important aux rebelles syriens, qui profitait en réalité aux djihadistes.¹ A ce niveau, la Turquie ne faisait pas exception puisque la majorité des armes envoyées par d’autres alliés de l’Occident, comme le Qatar et l’Arabie saoudite, passait aussi dans les mains des djihadistes, aggravant le terrible conflit syrien.²

L’armée turque est elle aussi directement impliquée. Les premières cibles des opérations militaires tant à l’est de la Turquie, qu’en Syrie et en Irak, plus que Daech, semblent être des groupes armées kurdes. Notamment le PKK en Turquie et en Irak³ et le YPG en Syrie.⁴ Dans le cadre de la lutte contre Daech, la Turquie a aussi envoyé des troupes au sol en Irak, notamment vers la base de Bashika près de Mosoul où la Turquie forme – contre la volonté du gouvernement irakien – des groupes sunnites et certaines fractions kurdes non-liées au PKK.⁵ Des menaces d’intervention turque en territoire syrien et la volonté du gouvernement turc d’y interdire les vols de la force aérienne syrienne⁶ ont encouragé le gouvernement syrien, soutenu par la Russie, à essayer de reprendre le contrôle de la région frontalière. Soucieuse d’étendre son influence, la Turquie prépare entre-temps aussi l’ouverture d’une base militaire au Qatar.⁷

Quand la Turquie abat le 24 novembre 2015 un avion de chasse russe, c’est un événement important : c’est la première fois en 62 ans qu’un membre de l’Otan abat un avion de Moscou. L’explication officielle turque est que l’avion aurait violé l’espace aérien turc. La Russie le nie. Il semble de toute façon que le choix d’abattre l’avion – dont un des deux pilotes sera mitraillé pendant sa descente en parachute par des rebelles pro-turcs en Syrie – semble motivé par des considérations politiques. La Turquie voulait surtout protéger « ses » rebelles en Syrie et envoyer un message aux Russes que cette zone frontalière de la Syrie lui appartenait. Il parait d’ailleurs improbable que la Turquie ait abattu l’avion sans que Washington soit au courant. Il est même possible que ce soient les États-Unis qui aient encouragé Ankara à agir afin de punir la Russie pour son intervention aux côtés du président syrien Assad. Qu’a à gagner la Turquie d’un conflit avec la Russie ?

Un rôle controversé dans la lutte contre Daech

En Turquie, la politique menée vis-à-vis de Daech suscite des débats importants. Le rôle du gouvernement du président Tayyip Erdoğan et des services de renseignements turcs dans la lutte contre le terrorisme a soulevé d’importantes questions. 

En novembre 2013, les procureurs de la ville d’Adana, Ozcan Sisman et Aziz Takci, ont saisi un camion transportant des armes vers la Syrie mais l’intervention des services de renseignements turcs (MIT) a permis en janviers 2014 à d’autres camions de continuer la route.⁸ Les deux journalistes du journal turc Cumhuriyet, Can Dündar et Erdem Gül, qui avaient publié les images des armes, sont arrêtés et accusés de « trahison ».⁹ Erdoğan affirme d’ailleurs que « la personne qui a écrit cet article exclusif paiera un prix très lourd pour ça. »¹⁰ Les procureurs Sisman et Takci aussi ont été arrêtés et accusés d’avoir ordonné des fouilles illégales. Par ailleurs, le député social-démocrate Eren Erdem a accusé le gouvernement turc de fournir du gaz sarin, une arme chimique, à Daech.¹¹ Du nitrate d’ammonium, un fertilisant utilisé pour la fabrication d’explosifs, était exporté de la ville d’Akcakale vers des territoires contrôlés par Daech. Les habitants locaux n’avaient aucun doute par rapport à la finalité de ces exportations : « Ce n’est pas pour l’agriculture. C’est pour des bombes. »¹²

Au sud de la Turquie, Ankara aurait pendant des années toléré des djihadistes du monde entier qui séjournaient dans le sud du pays avant de passer en Syrie. Pourchassés en Syrie, les djihadistes auraient même trouvé refuge en Turquie, note le journal français Le Monde.¹³ La Turquie n’en est pas devenue un endroit plus sûr. En 2015, les attentats de Suruç et d’Ankara y feront plus de cent morts et des centaines de blessés. En octobre de la même année, Ibrahim Abdelkader, un journaliste anti-Daech, y est assassiné et, en décembre, c’est au tour du journaliste syrien, militant anti-Daech, Naji al-Jerf à Gaziantep. Un an auparavant, un crash suspect avec un véhicule lourd tuait Serena Shim, journaliste libanaise intéressée par le rôle de la Turquie dans le soutien à Daech, à Suruç. 

En juin 2014 déjà, Mehmet Ali Ediboglu, député CHP (social-démocrate) de la région frontalière de Hatay, affirmait que Daech avait pu vendre pour plus de 800 millions de dollars de pétrole par l’intermédiaire de la Turquie.¹⁴ Pour approvisionner l’industrie du textile turque, notamment à Gaziantep, début décembre 2015, Daech aurait pu vendre plus de 25 000 tonnes de coton en quinze jours sur le marché turc.¹⁵ Ce n’est qu’en novembre 2015, après les attentats de Paris, que le ministre des Affaires étrangères turc et son homologue américain affirment qu’ils fermeront l’« autoroute du jihad », par laquelle des milliers de combattants étrangers ont pu rejoindre Daech.¹⁶

Quel jeu joue l’Otan ?

Considérant les nombreuses critiques et interrogations au sein du pays même sur le véritable rôle de la Turquie dans le conflit avec Daech, on pourrait s’attendre à ce que l’Otan rappelle l’un de ses membres à l’ordre. En réalité, ni Washington ni Bruxelles ne semblent partager les inquiétudes de nombreux Turcs. Selon le journaliste turc Fehim Taştekin, la réaction internationale contre le djihadisme a simplement encouragé la Turquie à choisir d’autres groupes à soutenir ouvertement. Le choix est tombé sur des groupes turkmènes. En 2013, ces groupes attaquaient encore des villages syriens avec Daech et Al-Qaeda, tuant environ 200 civils.¹⁷

Aucune initiative occidentale n’a été décidée non plus contre la guerre qui se déroule à l’est de la Turquie entre l’armée turque et le PKK. Selon IHD, une association turque droits de l’Homme, cette guerre contre le PKK a pourtant dégénéré en punition collective de la population kurde.¹⁸ Le chroniqueur Mustafa Akyol affirme qu’Erdoğan veut profiter de cette guerre contre le PKK pour essayer de criminaliser aussi le parti pro-kurde HDP (gauche) et emprisonner certains de leurs députés.¹⁹ Erdoğan n’aurait pas pardonné au HDP d’avoir empêché une majorité absolue pour son parti au Parlement turc.

Certes, les États-Unis n’hésiteront pas à utiliser certains moyens de pression vis-à-vis du gouvernement turc, comme le partage – ou non – de renseignements sur le PKK. Erdoğan craindrait d’ailleurs aussi l’utilisation – réelle ou fictive – par Washington du réseau conservateur « Fethullah Gülen ». Ce dernier, opposé à Erdoğan, est basé aux États-Unis et actif dans les médias, l’éducation, le commerce, etc. Néanmoins, comme l’Arabie saoudite, le Qatar et Israël, la Turquie n’a pas à craindre de vraies pressions, et ce contrairement aux sanctions appliquées à l’Iran ou la Russie par l’Union européenne et les États-Unis.

Les ambiguïtés de la politique étrangère turque, même si elles portent potentiellement à de terribles conséquences comme des sanctions russes contre Ankara et les attentats de Suruç et d’Ankara, semblent ne pas déranger la stratégie de l’Otan. Pour Washington et Bruxelles, qui œuvrent depuis 2006 à un changement de régime en Syrie, c’est apparemment le prix à payer – aussi par les Turcs – pour la déstabilisation de la Syrie.